— Tu n’aurais pas dû le laisser regarder tout ça, accuse Herb.
— Je ne l’ai pas laissé, il m’a forcée, il m’a mordue.
D’où intermède : Davy comprend soudain qu’il s’est livré à des activités susceptibles d’entraîner une punition — laquelle ? Il préfère l’éviter plutôt que de le savoir et ne trouve qu’une solution — imparable — : éclater en sanglots. D’où consolation sous forme d’esquimau à la fraise. Sur un bâtonnet — du moins au début… Les mains de Davy sont chaudes, l’esquimau en glisse le long de son bâtonnet, les mains de Davy deviennent poisseuses et roses. Herb évite l’effondrement final sur le pantalon neuf en enfournant le tout d’une seule bouchée. Davy envisage de fondre en sanglots renouvelés. Ouf ! Sauvé par le gong ! L’écran géant se rallume pour le deuxième film inscrit au programme.
— Enfin un spectacle pour Davy, commente Herb. Je me demande pourquoi ils ne passent pas le western en premier pour épargner à nos enfants le spectacle de tu sais quoi.
— Viens t’asseoir sur mes genoux, chéri, invite Jeanette. Tu vois bien ?
Davy voit bien. Davy voit bien le combat au sommet de la falaise. Il voit bien le corps qui s’abat lourdement, le vieillard qui reste étendu, les reins brisés, au pied de la falaise, le méchant cow-boy qui se penche sur lui, le jaillissement de bon sang écarlate au coin de la bouche du vieux : « Je suis… Chuck… Chuck Fritch… pitié… » Le méchant cow-boy se marre. « Chuck Fritch, hein ? C’est tout c’que j’voulais savoir. » Davy voit bien qu’il dégaine son 45, Davy entend le rugissement des coups de feu, Davy voit bien les soubresauts du corps du vieux criblé de plomb, les spasmes hideux qui torturent son vieux visage ridé, le ricanement du méchant qui écrase — hors champ, hors champ — son talon sur le visage du vieux puis, à coups de botte, l’envoie rouler tout au fond du canyon.
Flash-back sur un village de l’Ouest aux maisons de bois, aux trottoirs de planches. Pensif, Herb dit :
— Oui, je vais leur écrire demain. Non, leur passer un coup de téléphone, pour leur demander pourquoi ils ne projettent pas le western en premier…
* * *
Ils rendirent visite à la maison de Matrix, dont le perron s’ornait d’une espèce de vannerie faite de piquets plantés dans le sol autour desquels s’était enroulée une épaisse vigne vierge. Matrix, un jeune adulte au nez en bec d’aigle, montra à Charlie qu’il ne s’agissait pas seulement d’une clôture mais de la maison elle-même, tout entière faite de joncs tressés et recouverts d’une espèce d’argile séchée et enduite d’une chaux qui avait la particularité de devenir violette en séchant. Le toit de chaume était planté d’une épaisse couche du gazon de Ledom. La maison était pleine de charme et plus encore à l’intérieur car ce genre de construction n’est prisonnier d’aucune norme et plus incurvés sont les murs plus ils ont de chance de tenir debout. Grocide, Nassiv et leurs enfants accompagnaient Charlie dans sa découverte des trésors de Matrix.
Ils visitèrent la maison d’Avorre dont les murs étaient de torchis. Ici encore, le matériau permettait une grande liberté de formes et la demeure était d’une irrégularité délicieuse. Matrix et les enfants de Matrix s’étaient joints à leur groupe.
Accompagnés d’Avorre et de ses enfants, ils se rendirent tous à la maison d’Obstré. Elle était composée d’une série de modules carrés recouverts d’un toit en dôme. La construction de ces dômes était d’une extrême simplicité. Une fois bâtis les quatre murs, on remplissait la maison de terre qu’on arrondissait à la forme voulue. Cela fait, on coulait par dessus un plâtre épais sur une épaisseur de trente centimètres. Il ne restait plus qu’à vider la terre quand le plâtre avait pris. On disait que ce genre de constructions, munies de ce genre de toit, restaient debout plus de mille ans. Obstré et les enfants d’Obstré se joignirent à eux.
Edec habitait une maison de rondins au toit de mousse, Viomor le ventre d’une colline, une maison troglodyte creusée à même le roc aux parois recouvertes de bois brut. Piante possédait une maison de meulières au toit couvert d’ardoises et dont tous les murs s’ornaient de tapisseries aux couleurs chaudes. On montra à Charlie l’atelier où trônait le métier fabriqué à la main sur lequel Piante et son compagnon tissaient les tapis avec l’aide de leurs enfants. Et Piante, et les enfants et le compagnon de Piante se joignirent à eux comme l’avaient déjà fait Viomor, Edec et leurs familles. Et comme ils parcouraient le paysage si semblable à un parc, des gens aux vêtements brillants, des bambins apportés par le vent, des adolescents aux longues jambes, sortirent des champs et des vergers, posèrent leurs outils, et se joignirent à eux.
Au fur et à mesure que la foule grossissait, la musique s’amplifiait. Elle ne devenait pas plus forte mais plus vaste.
Et ainsi, de visite en visite, la multitude et Charlie gagnèrent le lieu du culte.
* * *
Jeanette se laisse tomber sur le lit soigneusement fait et bordé en cette fin d’après-midi. Elle est malheureuse.
Qu’est-ce qui me rend comme ça ?
Elle vient d’éconduire un représentant de commerce. Ce qui, en soi, n’est pas grave et même, est normal. Personne ne demande à ces requins au petit pied de venir sonner à la porte et ils n’ont qu’à prendre leurs responsabilités et accepter les risques du métier. Qui achèterait un truc dont il n’a nul besoin — et, de nos jours, on a plutôt intérêt à connaître par cœur la liste des trucs dont on n’a nul besoin et à s’y tenir, sans quoi on se retrouve saigné aux quatre veines en moins de rien.
Non, ce n’est pas la question. Elle l’a viré et elle a bien fait. Mais c’est la façon dont elle s’y est prise. Elle s’est déjà conduite comme ça, et elle ne doute pas qu’elle recommencera. Et c’est ce qui la rend malheureuse. Elle s’en veut.
Est-ce qu’elle avait besoin d’être aussi désagréable ?
Est-ce qu’elle avait besoin de lui lancer un regard glacial et méprisant ? De laisser tomber un « non » d’ours polaire. De quasiment lui claquer la porte au nez ? Elle ne se reconnaît dans aucun de ces actes.
Jeanette n’est pas comme ça. N’aurait-elle pu s’en débarrasser en agissant comme Jeanette, et non comme quelque caricature des terreurs du V.R.P. ?
Bien sûr qu’elle aurait pu.
Elle s’assied. Peut-être que, cette fois-ci, elle va être capable d’y réfléchir à fond pour éviter que ça se reproduise.
En fait, elle s’est tirée bien des fois de situations semblables, elle a éconduit plus d’un représentant, en restant elle-même. Un sourire, un petit mensonge bénin — le bébé se réveille, j’entends le téléphone — facile. Sans douleur. Mon mari vient justement d’en acheter un. Oh, si seulement vous étiez passé la semaine dernière : je viens d’en gagner un dans un concours ! Qui s’aviserait même de la traiter de menteuse ? Ils s’en vont et tout le monde est content.
Et puis voilà, une fois de temps en temps, il faut qu’elle retrousse la lèvre et crache son fluide glacial. Et elle reste debout derrière la porte quasiment claquée et elle mord l’ongle de corail allongé de son pouce, et elle glisse un regard par la fenêtre de l’entrée — en prenant bien garde de n’être pas vue, de ne pas faire bouger le rideau — et elle le regarde s’éloigner. Rien qu’à sa démarche, à ses épaules à peine tassées, elle peut dire qu’il est blessé. Il est blessé, elle est blessée, pourquoi grands dieux, pour qui ?
Elle se trouve dégueulasse.
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