— Fabriqué ici ?
— Ici même, répliqua joyeusement Nassiv. Je l’ai fait moi-même. Grocide et moi avons tout fait ici. Avec les gosses, bien sûr. C’est Grocide qui a fait les assiettes et les chopes, elles te plaisent ?
— Oui, vraiment, dit Charlie. (Elles étaient brunes, presque dorées, et mille nuances s’y fondaient en spirale.) Est-ce qu’il s’agit de terre cuite laquée, ou est-ce que le champ-A vous sert aussi de four et de tour de potier ?
— Ni l’un ni l’autre, dit Nassiv. Aimerais-tu voir comment tout cela est fait ? (Il jeta un coup d’œil à l’écuelle vide de Charlie.) À moins que tu ne préfères reprendre…
Charlie écarta son écuelle à regret.
— Non, merci, j’aimerais bien aller voir.
Ils se levèrent et se dirigèrent vers une porte, au fond de la pièce. Un bambin qui s’était caché dans des rideaux se jeta malignement sur Nassiv qui, sans même s’arrêter, le saisit d’une main, le retourna comme une crêpe sans se laisser troubler par ses glapissements de joie, et lui fit, très doucement, heurter le sol de la tête avant de le reposer sur ses pieds. Puis, avec un sourire, il invita Charlie à franchir la porte.
— Tu aimes beaucoup les enfants, dit Charlie.
— Mon Dieu ! répondit Nassiv.
Et ici encore, la traduction fait perdre la meilleure part de sa saveur à la réponse. Il ne s’agissait nullement d’une exclamation toute faite, signifiant à peu près « oh, la, la ! » ou « ô combien ! », non, c’était littéralement « Mon Dieu ! » Les enfants étaient-ils collectivement le Dieu de Nassiv ? Ou était-ce le concept d’Enfant ?
La pièce dans laquelle ils pénétrèrent était un petit peu plus vaste et plus haute de plafond que celle qu’ils venaient de quitter ; mais elle en était totalement différente. C’était un atelier — un véritable atelier. Le sol en était de brique, les murs étaient faits de planches rabotées et montées comme la coque d’un navire. Sur des chevilles de bois, des outils — les outils de base : marteaux, tenailles, pinces, hache et hachette, gouge, rabots, limes, herminettes, équerres, poinçons. Accrochées aux murs, ou posées ici et là sur le sol, quelques — disons : machines-outils, mais manifestement fabriquées à la main, certaines en bois massif ! Il y avait une scie circulaire, par exemple, actionnée par des pédales et munie de ressorts en bois. Il remarqua également un tour, qu’un bouquet de poulies de bois permettait d’actionner et qui comportait une gigantesque roue — elle devait bien peser un quart de tonne — de céramique !
Mais c’était le four qu’il était venu voir. Il se dressait dans un coin, construction de briques surmontée d’une cheminée et s’ouvrait par une lourde porte métallique, le tout supporté par des piliers de briques. Sous le four, un foyer mobile, monté sur un charriot porteur. (« C’est aussi notre forge », expliqua Nassiv) auquel était également fixé un soufflet actionné par des pédales. La pipe de sortie du soufflet était ajustée à une espèce de poche aplatie qui évoquait une vessie dégonflée, ce qu’elle était en fait. Nassiv joua vigoureusement des pédales et la poche ridée poussa un soupir, se souleva paresseusement et commença à enfler.
— C’est en regardant un de nos gamins jouer de la cornemuse que l’idée m’en est venue, expliqua Nassiv. (Il cessa de pomper et tira un levier à lui ; Charlie entendit l’air siffler dans les conduits. Nassiv tira un peu plus et l’air rugit.) Le débit se contrôle au petit poil et le servant n’a pas besoin d’être un adulte prétentiard et entraîné. Tous les gosses sont capables de l’actionner et ils le font d’ailleurs tous à tour de rôle, dans la mesure de leurs moyens même les tout-petits. Ils adorent ça.
— C’est formidable, dit Charlie en toute sincérité, mais… il doit bien exister des moyens plus faciles…
— Oh, certes ! répliqua chaleureusement Nassiv, sans ajouter le moindre mot d’explication.
Charlie jetait autour de l’atelier des coups d’œil admiratifs. Son regard errait des planches soigneusement empilées et manifestement taillées sur place à l’armature robuste des machines de bois, des…
— Regarde ça, dit Nassiv.
Il retira une cheville qui maintenait en place l’extrémité inférieure des guides du tour et leur donna une poussée vers le haut. Montés sur charnière, les guides pivotèrent vers le haut et allèrent se fixer dans un logement prévu à cet effet.
— Une presse à vis ! s’exclama Charlie, ravi.
Il montra du doigt la roue.
— Ce volant a l’air d’être en céramique. Comment diable avez-vous pu passer au four une pièce de cette taille ?
Nassiv indiqua le four d’un mouvement de menton.
— Ça entrait tout juste. Bien sûr, il a fallu l’y laisser un bout de temps… On a vidé le reste de l’atelier et on a donné un grand festin dansant pendant tout le temps que le volant a été dans le four.
— Tout le monde dansait sur les pédales du soufflet, commenta Charlie en riant.
— Et partout ailleurs. C’était une fête rudement réussie. (Nassiv riait, lui aussi.) Mais tu m’as demandé pourquoi le volant était en céramique. Certes il est de taille, mais il a finalement fallu moins de temps pour le façonner et l’ajuster qu’il n’en aurait fallu pour tailler un volant de pierre.
— Je n’en doute pas, dit Charlie, les yeux fixés sur la lourde roue.
Mais il pensait aux ascenseurs invisibles, aux machines temporelles, au champ-A, susceptible (lui avait-on dit) de remuer les montagnes. La pensée lui vint d’abord que les gens d’ici ignoraient ce qui se passait là-bas. Puis il se souvint que c’est dans Celui de la Médecine qu’il avait pour la première fois rencontré Grocide et Nassiv. Il pensa alors que, sans ignorer l’existence des techniques dont disposaient les habitants de Celui de la Science et de Celui de la Médecine, ils en étaient privés, n’avaient pas le droit de s’en servir. Ils étaient donc contraints de trimer sur leurs fermes et dans les champs à s’en donner les mains calleuses, tandis qu’Osséon et Mielwiss faisaient comme par magie jaillir des fruits au jus glacé de placards automatiques situés à la tête de leur lit. Y en a que pour eux !
— En tout cas, c’est un rude morceau de céramique !
— Oh ! il y a mieux, dit Nassiv. Viens voir.
Il le conduisit jusqu’à une porte donnant directement sur l’extérieur et ils sortirent dans un jardin. Quatre ou cinq enfants faisaient des cabrioles sur le gazon et l’un d’entre eux était grimpé dans un arbre. À la vue de Nassiv, ils se précipitèrent tous vers lui en poussant des cris de joie. Sans cesser de parler avec Charlie, Nassiv taquina les enfants au passage, donnant à l’un une bourrade, à l’autre une caresse accompagnée d’un clin d’œil, au troisième une tape sur la tête…
Charlie Johns aperçut la statue.
Et pensa : « Est-ce qu’on peut appeler ça une madone à l’enfant ? »
L’adulte, drapé dans un tissu qui l’enveloppait comme pourrait le faire une toile d’une grande finesse, était à genoux, le visage levé. L’enfant était lui aussi debout, le regard levé vers le ciel, son visage exprimant l’extase. L’enfant était nu, toutes les nuances de sa chair étaient parfaitement reproduites, ainsi que celles de l’adulte, dont le vêtement s’ornait en outre de toute la gamme des couleurs éclatantes d’un feu de bois.
Cette statue présentait au moins deux caractères parfaitement remarquables : d’abord, si la silhouette de l’adulte avait environ un mètre de haut, celle de l’enfant en avait plus de trois. Ensuite, le groupe entier, d’une seule pièce, était une gigantesque céramique parfaitement émaillée.
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