Theodore Sturgeon - Vénus plus X

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On a volé Charlie Johns. Qui ? Le peuple de Ledom, un monde libre, sans contrainte, sans guerre, sans peur. Un monde sans reproches dont tous les habitants sont bisexués, à la fois mâle et femelle. Bref, le paradis pour Charlie, Homo Sapiens du XXeme siècle ! Jusqu'au jour où il découvre ou il est. Pourquoi il y est. Comment il y est arrivé et ce que sont exactement « ceux-celles » qu'il désigne du nom de vénus plus X.

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— Où sont donc passés les pantalons ? demande-t-elle.

Un peu essoufflé, Herb et son grincement la rejoignent. Il agite un doigt.

— À mon avis, ils sont par là, où il y a écrit, pantalons.

Ils en sont passés à dix centimètres. Jeanette émet un petit bruit de bouche agacé et retourne sur ses pas du même air décidé. Herb s’efforce de la suivre en grinçant de plus belle.

— Le velours côtelé est trop chaud pour la saison. Tous les petits Graham portent déjà de la toile. Tu sais que Louis n’a pas eu la promotion qu’il espérait, murmure Jeanette comme un croyant en prière. Kaki. Voilà, taille 5.

Elle en prend deux paires. « Taille 3. » Elle en prend deux paires, les laisse tomber dans le caddy et part à toute vitesse. Herb grince, s’arrête, hurle, puis grince dans son sillage. Elle tourne deux fois à gauche, dépasse trois présentoirs, s’arrête.

— Où sont les sandales d’enfants ?

— Là-bas, où il y a écrit sandales d’enfant, halète Herb, montrant du doigt la pancarte. Jeanette émet le même petit bruit d’agacement, tourne les talons et repart en flèche dans la bonne direction. Quand il la rejoint, elle a déjà choisi deux paires de sandales rouges à semelle de caoutchouc jaune et les laisse tomber dans le caddy.

Halte ! gargouille Herb qui rit presque.

— Que se passe-t-il ? demande-t-elle, arrêtée dans son élan.

— Qu’est-ce qu’il te faut maintenant ?

— Des maillots de bain.

— Alors, va voir là-bas, où la pancarte dit : maillots de bain.

— Ne t’énerve pas, chéri, dit-elle en démarrant.

Il manœuvre comme un champion pour rester quelques instants assez près d’elle afin que sa voix essoufflée couvre les grincements et dit :

— La différence entre les hommes et les femmes, c’est…

— Un dollar quatre-vingt-dix-sept, dit-elle, au passage devant un comptoir.

—… que les hommes lisent les pancartes, les panneaux de signalisation et les modes d’emploi, tandis que les femmes ne les lisent jamais. Je suppose que c’est une espèce de fierté sexuelle. Tu prends un véritable génie de l’emballage qui te chiade une boîte au petit poil que tu dois pincer, déchirer jusqu’au pointillé pour voir apparaître une ficelle rouge que tu n’as plus qu’à tirer pour ouvrir le sous-emballage sulfurisé de protection.

— Imperméables, commente-t-elle à voix haute en passant devant un rayon.

— Neuf ingénieurs se mettent le cerveau à la torture pour pondre les machines qui réaliseront ledit emballage. Seize acheteurs se mettent en vingt-quatre pour trouver les matériaux adéquats en quantité suffisante. Trente-trois agents en douane et transporteurs restent pendus au téléphone jusqu’à deux heures du matin pour assurer l’arrivée à bon port de soixante-dix mille tonnes de matériel. Et quand la boîte arrive dans ta cuisine, tu l’ouvres en la poignardant avec un couteau à jambon.

— Costumes de bain, dit-elle. Qu’est-ce que tu disais, chéri ?

— Rien, chérie.

Elle éparpille rapidement le contenu d’un bac de plastique étiqueté taille 5. « Voilà ! » Elle brandit une paire de boxer-short bleu marine à liseré rouge.

— On dirait une bambinette.

— C’est élastique, dit-elle.

Ça se discuterait peut-être mais il préfère laisser tomber. Il fouille taille 3 et en sort une paire semblable mais minuscule.

— Voilà. ! Allons-y, les gosses vont frire là-bas.

— Oh, Herb ! Idiot, ce sont des maillots de garçon, voyons !

— Ce serait vachement mignon, sur Karen.

— Mais enfin, Herb ! Ils n’ont pas de haut !

Et elle se remet à fouiller.

Il tient le minuscule maillot à bout de bras et l’examine en ruminant.

— En quoi Karen a-t-elle besoin d’un « haut » comme tu dis, à trois ans !

— En voilà un ! Oh, zut ! C’est le même que celui de Dolly Graham.

— Lequel de nos voisins sera-t-il excité par la vue des tétons d’une fillette de trois ans ?

— Inutile de débiter des obscénités.

— Je n’aime pas ce que cela sous-entend…

— Nous y voici enfin ! (Elle présente sa trouvaille en gloussant.) Oh, comme il est mignon ! Non, ce que c’est chou !

Elle le dépose dans le caddy et ils grincent rapidement vers la sortie et les caisses, avec leurs six T-shirts, leurs quatre pantalons kakis, leurs deux paires de sandales rouges à semelles de caoutchouc jaune, un maillot taille 5 bleu marine et un deux-pièces miniature…

* * *

Les enfants — ils étaient plus d’une douzaine — jouaient dans la mare et sur ses bords et, tout en jouant, ils chantaient.

Charlie n’avait jamais entendu chanter de la sorte. Il avait entendu beaucoup plus mauvais et, pour ce qui est de l’art du chant, il avait parfois entendu mieux, mais il n’avait jamais entendu chanter de la sorte. C’était comparable au bruit que font certaines toupies percées de trous en tournant : elles émettent un accord de sixte qui, quand elles ralentissent, passe à la quarte, voire à la tierce. C’est ainsi que ces enfants chantaient. Il y avait parmi eux des adolescents, mais aussi de vrais morveux et ce qu’il y avait de réellement extraordinaire, c’est que leur participation au chant, intermittente, mais toujours parfaitement accordée, semblait se faire instinctivement, sans aucun effort, aucune direction, aucun chef d’orchestre. De la quinzaine de voix disponibles, jamais plus de quatre — jamais plus de cinq, en tout cas — ne chantaient en même temps. Cette musique, ce chœur, restait comme suspendu au-dessus des enfants comme la buée qui entoure les troupeaux de rennes dans les plaines blanches de Laponie. Un groupe jouant violemment au ballon lançait un accord, qui était bientôt repris par un autre groupe, de l’autre côté de l’étang, mais imperceptiblement modifié, passant parfois de majeur en mineur par la subtile introduction d’un dièse là où l’oreille l’attendait le moins. Aisance, douceur, plaisir.

La plupart des enfants étaient nus ; tous avaient des membres fins et allongés, des yeux clairs, des corps fermes. Pour l’œil encore mal éduqué de Charlie Johns, tous avaient plutôt l’air de petites filles. Ils ne se concentraient pas le moins du monde sur la musique, mais couraient, s’ébrouaient, élevant des constructions de sable et de briques de couleur. Trois d’entre eux discutaient de leurs voix fluettes dans la langue de tourterelle du peuple de Ledom. Mais dans les intervalles de la conversation, ils participaient comme en se jouant au chœur général, reprenant les accords et les renvoyant dans les airs comme des bulles de savon. Charlie avait déjà entendu quelque chose de semblable, il s’en souvenait maintenant. C’était dans la cour intérieure de Celui de la Médecine. Mais le chœur des adultes n’était pas aussi brillant, ni aussi facile d’apparence. Cette musique chorale, il allait désormais l’entendre partout où les Ledom se groupaient en nombre important.

— Pourquoi chantent-ils ainsi ?

— Ils font tout ensemble, expliqua Philos, les yeux brillants. Quand ils sont réunis mais occupés à des activités diverses, ils chantent. Quoi qu’ils fassent d’autre, quand ils chantent ainsi, ils sont ensemble, se le manifestent et le ressentent profondément. Ils sentent cette musique comme la chaleur du ciel sur leur peau et sans y penser — ils en jouissent, ils l’aiment. Ils la modifient pour le seul plaisir, comme celui-ci que tu aperçois marchant de l’eau fraîche à ces pierres chaudes, pour le seul plaisir de ses pieds. La musique est dans l’air qui les entoure ; ils la lui empruntent et la lui rendent. Écoute ! Je vais te montrer quelque chose.

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