— Je ne prétendrai pas que je comprends, fit Charlie avec un sourire, mais je te crois.
Osséon lui rendit son sourire, et affecta une expression sévère.
— Dis donc, c’est de science, pas de religion, que je t’entretiens. (Puis il reprit rapidement.) En voilà assez en ce qui concerne le champ-A. Je voulais seulement te faire comprendre que c’est, en soi, quelque chose de fort simple et qui permet de faire pratiquement tout. Je t’ai déjà dit — à moins que je n’aie oublié, mais je voulais te le dire pour commencer — que l’ensemble de Ledom repose sur deux piliers. Le champ-A en est un, le second, c’est le cérébrostyle.
— Attends, je vais essayer de deviner.
Il traduisit littéralement le terme en anglais et fut sur le point de dire « une nouvelle mode pour le cerveau ? » mais la plaisanterie ne serait pas drôle pour un Ledom, les concepts de mode et de publicité en étant absents au sens où Charlie les entendait. Il continua donc de réfléchir et songea à stylo, stylet, etc.
— C’est quelque chose pour écrire sur les cerveaux ?
— Tu tiens le bon bout, applaudit Osséon, mais par le mauvais côté, si j’ose m’exprimer ainsi ! C’est au contraire quelque chose sur quoi le cerveau écrit. Enfin… disons plutôt : sa première fonction est de recevoir l’impression, l’empreinte d’un cerveau. La seconde c’est de pouvoir réimprimer ce qu’il a reçu sur un autre cerveau.
Un peu perdu, Charlie sourit.
— Tu ferais mieux de me dire d’abord de quoi il s’agit.
— Rien qu’un peu de matière colloïdale dans une boîte. Je simplifie énormément bien sûr. Et pour continuer dans la même veine, disons que cette matière est capable d’enregistrer — ou réaliser un enregistrement synaptique de — toute activité cérébrale. Tu es probablement assez familiarisé avec le processus d’acquisition des connaissances, pour savoir qu’il ne suffit pas d’énoncer des conclusions. Pour un esprit inculte, l’affirmation que l’eau et l’alcool s’interpénétrent au niveau moléculaire peut faire l’objet d’un article de foi, mais pas ce de que l’on appelle réellement un savoir. Mais si je conduis progressivement l’esprit en question jusqu’à ma conclusion, en commençant par mesurer séparément deux quantités d’alcool et d’eau et que je montre que le mélange des deux donne un résultat inférieur à la somme des deux quantités initiales, cela commence à prendre tournure. Pour revenir plus loin en arrière, il faudra avant tout que je m’assure que l’esprit en question est déjà équipé des concepts « alcool » « eau », « mesure » et « mélange » et aussi que la forme d’ignorance, qu’on baptise le sens commun, estime impossible que deux quantités égales de deux liquides différents puissent se combiner pour donner un résultat inférieur au double des deux quantités initiales. Autrement dit, chaque conclusion doit reposer sur une série cohérente et logique, appuyée sur des observations et des preuves antérieures.
« Or, ce que fait le cérébrostyle, c’est absorber certaines séquences logiques, disons dans mon esprit, pour les retranscrire, disons dans le tien. Seulement il ne s’agit pas de la simple présentation d’un total : c’est l’instillation de la séquence entière qui aura conduit à telle ou telle conclusion. Le transfert est pratiquement instantané, mais il reste à l’esprit receveur de mettre les connaissances ainsi acquises en corrélation avec celles qu’il possède déjà, à les passer au crible de ses propres séquences logiques, ce qui, soit dit en passant, est un travail incessant et qui peut durer toute une vie.
Charlie vacilla :
— Je ne suis pas très sûr de…
Osséon poursuivit : — Écoute, si au milieu d’une grande quantité d’autres renseignements avérés, l’esprit contenait une conclusion à laquelle il était parvenu par la logique — attention, la vérité et la logique sont deux choses différentes ! — et selon laquelle l’eau et l’alcool sont deux substances impossibles à mélanger, cette conclusion finirait immanquablement par entrer en conflit avec le reste. Et le vainqueur de ce conflit serait déterminé par la quantité de faits observés et démontrés qui pourraient être mis au service de l’une quelconque des conclusions opposées. À la longue (et, dans la réalité, rudement vite) l’esprit finirait par déterminer que l’une des conclusions était fausse. Situation induisant aussitôt un malaise, une espèce de démangeaison, jusqu’à ce que l’esprit ait réussi à déterminer aussi pourquoi elle est fausse, c’est-à-dire qu’il ait refait l’ensemble des cheminements logiques conduisant aux diverses conclusions et repéré l’erreur de parcours.
— Un joli petit appareil d’enseignement ! s’exclama Charlie Johns.
— C’est, reprit Osséon en souriant, le seul substitut connu à l’expérience. Et rudement plus rapide ! Je voudrais bien insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’endoctrinement. Il serait impossible d’imprimer des contre-vérités dans un cerveau au moyen du cérébrostyle quelle que soit leur logique apparente car, tôt ou tard, elles entreraient en conflit, par tel ou tel de leur aspect, avec un fait observé et vérifié et tout le système s’effondrerait. De la même manière, le cérébrostyle n’est en aucune façon une espèce de sonde cérébrale susceptible de percer les secrets les plus intimes. Nous avons été en mesure d’établir une distinction entre les courants dynamiques de l’esprit, ceux du cerveau « en action » et les courants statiques, ceux que j’appellerai les magasins de la mémoire. Quand un professeur enregistre la séquence alcool plus eau égale moins de deux fois les quantités initiales, les étudiants ne risquent pas de se voir révéler en même temps l’ensemble des souvenirs du professeur et ses préférences pour tel ou tel fruit.
« Je voulais que tu saches bien tout cela parce que tu ne vas pas tarder à te mêler à la population et tu te demanderas probablement d’où ses membres tirent leurs connaissances. Eh bien, ils assistent à une séance de cérébrostyle d’une demi-heure tous les vingt-huit jours. Et, crois-moi, les vingt-huit autres jours sont consacrés au travail de corrélation et de mise en perspective dont je te parlais tout à l’heure. — quelles que soient les autres activités des gens. »
— J’aimerais jeter un coup d’œil à ce gadget.
— Je n’en ai pas ici, mais tu en as déjà vu un. Comment donc penses-tu avoir assimilé une langue en — tiens, je crois que c’était moins de douze secondes ?
— L’espèce de casque dans la salle d’opération, derrière le bureau de Mielwiss !
— Parfaitement.
Charlie resta songeur quelques instants et dit :
— Écoute, Osséon, puisque vous êtes en mesure de faire une chose pareille, à quoi rime toute la foutue opération à laquelle vous vous livrez avec moi ? Et vous voulez que j’apprenne toute la vérité sur Ledom avant de me renvoyer chez moi, et que je me renseigne, et que je pose des questions, et le reste ? Pourquoi est-ce que vous ne me flanquez pas une bonne fois pour toutes sous le cérébrostyle ? Encore douze secondes et je saurai tout ce qu’il y a à savoir !
Osséon secoua la tête avec gravité.
— C’est ton opinion, que nous voulons, Charlie. Je dis bien ton opinion. Ce que te donne le cérébrostyle, c’est la vérité. Et une fois que tu la détiens, tu sais que c’est la vérité. L’instrument grâce auquel tu obtiendras tes informations, nous voulons que ce soit Charlie Johns, et que tu sois capable de nous révéler ensuite les conclusions auxquelles Charlie Johns sera parvenu.
— Autrement dit, tu estimes que je ne vais pas croire à certaines des choses que je vais voir !
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