Avant tout, les Ledom étaient indiscutablement et intégralement porteurs des deux sexes. L’équivalent du pénis prenait racine très en arrière, dans ce qui, chez l’ Homo sapiens, aurait été la fossa vaginalis. À la base de l’organe, de part et d’autre, s’ouvraient deux museaux de tanche symétriques à l’extrémité de deux cols, car les Ledom avaient deux utérus et donnaient toujours naissance à des jumeaux identiques. En état d’érection, le phallus descendait et émergeait ; au repos, il était entièrement caché ; c’est lui qui contenait l’urètre. L’accouplement était mutuel — et d’ailleurs pratiquement impossible autrement. Les testicules, plutôt qu’internes ou externes, étaient superficiels, c’est-à-dire qu’ils se trouvaient dans l’aine, directement sous la peau. La redistribution des fonctions nerveuses était d’une finesse et d’une complexité remarquables, on comptait deux sphincters nouveaux, inconnus chez l’Homo sapiens, et de profondes modifications du rôle des glandes de Bartholin et de Cowper.
Quand il eut la certitude, la certitude complète d’avoir épuisé les questions et les réponses, et quand Mielwiss lui-même en fut convaincu, ce dernier fit un geste de la main et les deux diagrammes s’enroulèrent et disparurent dans leur casier, tandis que les lumières se rallumaient dans la pièce.
Charlie resta assis un moment en silence. Il eut une vision de Laura, de toutes les femmes… et de tous les hommes. En biologie, se dit-il (assez hors de propos) on désignait l’homme et la femme par les symboles de Mars et de Vénus… Qu’est-ce qu’ils pourraient bien dénicher pour ces gens-là ? Mars plus Y, Vénus plus X ? Saturne cul par-dessus tête ? Puis il leva vers Mielwiss des yeux encore mal habitués à la lumière et lui demanda en clignant : — Comment, au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré, l’humanité en est-elle venue à dérégler même ça ?
Mielwiss eut un rire indulgent et se tourna vers les casiers. Il (car même après cette démonstration éclatante Charlie découvrit qu’il continuait à penser à Mielwiss en termes de « lui » et que « il » restait la meilleure traduction du pronom ledom) il, donc, se mit à chercher de gauche à droite et de haut en bas parmi les rayons. Charlie attendait patiemment de nouvelles révélations mais Mielwiss poussa un grognement de colère et alla jusque dans un coin de la pièce appliquer sa paume contre l’un de ces petits bitoniaux en spirale qu’on rencontrait un peu partout. Une toute petite voix timide résonna qui dit poliment :
— Oui, Mielwiss ?
— Tagine, où diable as-tu été classer les planches anatomiques d’Homo sap. ?
Et la petite voix : — Dans les archives, à Primates éteints.
Mielwiss remercia et se dirigea vers une autre série de casiers latéraux. Il y trouva ce qu’il cherchait. Quand il lui fit signe d’approcher, Charlie se leva et sa banquette le suivit docilement. Mielwiss fit encore apparaître quelques diagrammes et s’assit.
Les lumières pâlirent puis s’éteignirent, les planches irradiaient.
— Voici l’anatomie de l’ Homo sap., mâle et femelle, commença Mielwiss, comment peux-tu parler de dérèglement ? Je vais te montrer les infimes modifications qui sont intervenues.
Et il s’embarqua dans un magistral exposé du développement embryologique des organes sexuels de l’homme, montrant combien les organes sexuels étaient peu différenciés avant la naissance, pour aboutir à la conclusion qu’ils n’étaient pas si différents que cela après. Chaque organe mâle avait sa contrepartie chez la femelle.
— Et si tu ne venais pas d’une culture qui s’est aussi radicalement centrée sur la différence, en elle-même peu importante, tu serais en mesure de voir du premier coup d’œil à quel point elle reste minime.
(C’était la première fois que Charlie entendait un Ledom faire une référence de quelque importance à l’ Homo sapiens, Homo sap., comme il disait.)
Ensuite, Mielwiss passa à l’étude de planches pathologiques. Il montra comment on pouvait, avec les seuls secours de la biochimie, atrophier tel organe, ou activer au contraire tel organe vestigiel jusqu’à lui faire effectivement remplir les fonctions de sa contrepartie chez l’autre sexe. On pouvait évidemment déclencher la lactation chez l’homme, la pousse de la barbe chez la femme. Il rappela aussi que les hommes normaux secrétaient une certaine quantité de progestérone et les femmes normales une certaine quantité de testostérone. Puis il en vint à l’étude d’autres espèces pour donner à Charlie une plus juste idée de l’infinie variété des modalités de la reproduction des êtres vivants : la reine des abeilles qui copule au milieu des airs, et porte ensuite en elle une substance capable de fertiliser littéralement des centaines de milliers d’œufs au cours de générations et de générations ; certains batraciens chez lesquels la femelle pond ses œufs fécondés dans des poches ouvertes sur le dos du mâle appelé, pour cette raison, crapaud-accoucheur ; et l’hippocampe chez qui c’est le mâle qui donne naissance, ou plutôt préside à l’éclosion, des petits ; certains calamars enfin qui, en présence de leur partenaire femelle, déploient un tentacule dont l’extrémité se brise et va jusqu’à la bien-aimée qui, si elle est consentante, l’enlace, ou alors, le dévore. Quand il eut terminé, Charlie était tout prêt de reconnaître qu’aux yeux de l’infinie variété naturelle, les différences entre Ledom et Homo sap. n’étaient ni profondes ni exceptionnelles.
— Mais que s’est-il passé ? demanda-t-il après un long moment de réflexion. Comment tout cela s’est-il produit ?
Mielwiss répliqua par une autre question.
— Qu’est-ce qui a pour la première fois émergé du limon originel pour respirer l’air et non plus l’eau ? Qu’est-ce qui est descendu du premier arbre pour prendre le premier bâton et s’aviser d’en faire le premier outil ? Quel extraordinaire animal a donc eu le premier l’idée de gratter un trou dans la terre et d’y déposer une graine ? Ça s’est produit, voilà tout. Ces choses se sont produites…
— Tu en sais forcément plus que cela, déclara Charlie d’un ton accusateur. Comme d’ailleurs à propos d’Homo sap.
Avec un rien de mauvaise humeur, Mielwiss rétorqua :
— C’est la spécialité de Philos, pas la mienne. Tout au moins en ce qui concerne les Ledom. En ce qui concerne Homo sap., je croyais que tu avais déclaré toi-même ne pas désirer en savoir trop long sur sa fin. Personne ne cherche à te cacher des informations qui pourraient t’être réellement utiles, Charlie Johns, mais n’as-tu pas songé que les origines de Ledom et la fin d’Homo sap. pourraient avoir un rapport ? Enfin… cela te regarde.
Charlie baissa les yeux.
— Excuse-moi, Mielwiss. Et merci.
— Discutes-en avec Philos. Si quelqu’un peut expliquer cela, c’est lui. Et je crois, ajouta-t-il avec un large sourire, qu’il sait mieux que moi où s’arrêter. Je ne suis pas très cachottier de nature. Alors, va en parler avec lui.
— Okay, dit Charlie. J’y vais.
En manière d’adieu, Mielwiss lui dit encore que la Nature, si prodigue qu’elle soit parfois d’erreurs, voire de monstruosités, obéit avant tout à un principe, celui de la continuité.
— Pour la promouvoir, conclut-il, elle est prête à tout. Même à faire un miracle, s’il le faut.
* * *
— Oh, tu sais, c’est chouette, dit Jeanette à Herb tout en préparant deux derniers verres (après tout, hein ?) alors qu’il réapparaît dans la cuisine après être allé jeter un coup d’œil aux enfants, c’est chouette d’avoir des voisins comme les Smith.
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