Et au fond de la penderie il y avait des souliers. Sur une étagère, il aperçut les chaussures absolument minimales : des pièces de tissu façonnées de manière à épouser la plante du pied et les orteils, par en dessous, d’autres s’adaptant de la même façon au talon. Mais il y en avait des tas d’autres et de toute sorte, babouches, sandales, poulaines, socques, cothurnes, espadrilles à lacets ou à rubans, toutes les couleurs, toutes les formes susceptibles d’habiller le pied sans le dissimuler ni le contraindre. Il se laissa guider par la couleur et ne s’étonna pas de découvrir une paire de mocassins faits d’une matière extrêmement souple, comme de la peau de chamois, et ornés de dessins rouge vif sur un fond bleu marine. Il souhaita qu’ils fussent à sa taille, les enfila et découvrit qu’ils lui allaient à merveille. Il comprit alors que toutes ces chaussures auraient été à sa taille, comme à celle de n’importe qui.
Content de soi, il tripota une dernière fois sans résultat la ridicule bulle noire qui ballottait sur son crâne et, gagnant les trois barres d’or, y appliqua sa paume. L’ouverture se dilata dans le mur avec un léger claquement et Philos fit son entrée. (À croire qu’il avait passé les huit heures le nez contre la porte.) Il portait une jupe large d’un jaune amaryllis, des souliers assortis et un boléro noir, qu’il semblait avoir enfilé devant derrière. Mais sur lui, cela ne faisait pas mal. Son visage expressif et sombre s’illumina d’un sourire quand il aperçut Charlie.
— Déjà habillé ? Parfait, parfait !
Sur quoi, il fit une moue indescriptible. Une espèce d’expression pincée que Charlie n’arrivait pas à comprendre.
— Tu penses que… ça ira comme ça ? demanda-t-il. Si seulement j’avais un miroir.
— Bien sûr, dit Philos. Si je puis me permettre… et il attendit. Charlie eut l’impression qu’il s’agissait d’une espèce de formule ritualisée, comme « à vos souhaits ! » ou « à la bonne vôtre ! » en réponse à sa demande de miroir. Il répéta :
— Puis-je me permettre ?
— Ma foi, oui, dit Charlie qui resta bouche bée.
Car Philos avait touché ses deux mains l’une contre l’autre et avait aussitôt disparu !
À sa place se tenait une personne revêtue d’un splendide ensemble bleu marine, agrémenté d’un grand col rigide qui encadrait à merveille son visage plutôt allongé, d’une ceinture écarlate et d’une espèce de petit tablier drapé par-devant. Les chaussures étaient assorties et, en dépit des épaules nues et de la stupide boule noire qui se balançait sur la tête, l’apparition jetait un sacré jus ! Seul, le visage n’impressionna guère Charlie Johns.
— D’accord ?
L’apparition s’évanouit et Philos réapparut. Charlie demeurait la bouche ouverte :
— Comment as-tu fait ça ?
— Oh ! j’ai oublié de te montrer ça.
Il tendit la main à un doigt de laquelle il portait une bague d’un métal bleu brillant, semblable à la boucle de la cuiller avec laquelle Charlie avait mangé son petit déjeuner.
— Il suffit que je la touche de mon autre main pour donner un excellent miroir.
Il joignit le geste à la parole et la belle silhouette à la tête surmontée d’une boule noire réapparut et disparut de nouveau.
— Bon Dieu, en voilà un gadget ! dit Charlie qui avait toujours eu un faible pour la production du concours Lépine. Mais dis donc, pourquoi diable est-ce que tu te trimballes partout avec un miroir ? Tu peux donc t’y voir aussi ?
— Oh ! non, dit Philos qui, tout en continuant de faire la moue, s’arrangea pour y adjoindre une manière de sourire. C’est un appareil purement défensif. Nous nous querellons rarement, nous autres Ledom, et c’en est une des raisons principales. Pourrais-tu t’imaginer de te mettre dans tous tes états, de devenir grotesque, tout rouge et illogique (le mot contenait quelque chose de « stupide » et de « inexcusable ») et de te retrouver soudain en face de toi-même, de te voir exactement comme tu vois les autres ?
— Ça me calmerait, je suppose, répondit Charlie.
— Et c’est pourquoi nous sollicitons toujours poliment l’autorisation d’utiliser le miroir. Simple question de politesse. C’est quelque chose d’aussi vieux que mon humanité et probablement que la tienne. Les gens détestent qu’on leur montre leur propre image, à moins qu’ils n’en aient fait eux-mêmes la demande expresse.
— Vous avez vraiment des beaux jouets, ici, dit Charlie, plein d’admiration. Alors, est-ce que je passe l’inspection ?
Philos le regarda de la tête aux pieds puis des pieds à la tête et sa moue s’accentua, son air se fit plus pincé.
— Parfait, dit-il d’une voix tendue. Tu as fait un excellent choix. En route !
— Écoute, dit Charlie, il y a quelque chose qui ne va pas, non ? Alors si quelque chose cloche, dans mon allure, c’est le moment ou jamais de me le dire, tu ne crois pas ?
— Eh bien, ma foi, puisque tu le demandes… est-ce que (Charlie se rendait compte qu’il choisissait ses mots à grand soin)… Est-ce que tu tiens vraiment beaucoup à ce… ce chapeau ?
— Ça, Bon Dieu ! C’est si léger que je l’avais presque oublié, et puis tu es venu avec ton histoire de miroir… Mais non, non, non ! Je n’en veux pas. Je me le suis approché de la tête, je ne sais plus pourquoi, et je n’arrive absolument plus à l’en décrocher.
— Aucun problème. (Philos fit un pas jusqu’au placard, en ouvrit la porte, se pencha à l’intérieur et en ressortit avec un objet ressemblant vaguement à un chausse-pied qu’il lui tendit.) Voilà, touche-le avec ça.
Ce que fit Charlie, et la chose noire retomba lourdement sur le tapis où elle rebondit mollement.
D’un coup de pied, Charlie l’envoya dans le placard et y rangea l’espèce de chausse-pied.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
— Le dé-activateur ! Il décharge la force bio-statique contenue dans le tissu.
— C’est cette force bio-statique qui fait adhérer les vêtements les uns aux autres comme à ceux qui les portent ?
— Heu, oui, c’est-à-dire que ce n’est pas de la matière inanimée enfin, pas exactement. Tu demanderas à Osséon, je n’y comprends rien moi-même.
Charlie le regarda en plissant les yeux.
— Il y a encore quelque chose qui ne va pas, hein ? Allez, vide ton sac !
La moue s’accentua encore, ce que Charlie aurait eu tendance à croire impossible.
— Je ne préfère pas. La dernière fois que quelqu’un s’est permis de te juger comique, tu lui as balancé un coup de pied à assommer un bœuf !
— J’en suis navré. Mais j’étais beaucoup plus paumé que je ne le suis maintenant… Tu peux y aller, va…
— Tu sais ce que tu t’étais mis sur la tête ?
— Non.
— Une tournure… ce qu’on appelle plus communément un faux-cul.
Ils quittèrent la pièce en hurlant de rire.
Ils allaient voir Mielwiss.
* * *
— On dirait que ça se prolonge, ce jeu de boules, dit Smith.
— La quille, bordel ! fait Herb.
— Oh ! qu’il est drôle le petit rédacteur !
Mais Smith n’est pas vraiment désagréable avec Herb ; à l’intérieur il se marre.
Le silence tombe. Ils se sont tout dit. Herb sait que Smith sait que chacun d’eux sait que l’autre est à la recherche de quelque chose à dire. Herb songe que c’est une curieuse manie qui les rend incapables de rester silencieux en compagnie. Trouver quelque chose à dire, n’importe quoi… tout, plutôt que le silence. Mais il se garde de le dire, si Smith le trouvait de nouveau sérieux. Une fois suffit.
— Les revers ont cessé d’être à la mode, finit par dire Smith.
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