— Ouais, des millions et des millions de types font de nouveau retoucher leur pantalon. Je me demande ce que les tailleurs peuvent bien foutre avec tous ces revers ! Et que devient tout le tissu ainsi économisé ?
— Ils en font des tapis !
— Le prix ne change pas, commente Herb, songeant à celui des pantalons, bien sûr.
— Pas de danger.
Smith sait ce qu’il veut dire.
Silence de nouveau.
Herb dit : — Tu as beaucoup de chemises et de costumes infroissables ?
— Quelques-uns, comme tout le monde.
— Tu as déjà essayé de les porter sans les faire repasser ?
— Bien sûr que non, réplique Smith vaguement indigné, qui songerait à faire une chose pareille ?
— Alors, pourquoi infroissable ?
Smith hausse les épaules : — Pourquoi pas ?
— C’est juste, dit Herb qui sait s’arrêter à temps.
Silence.
— Ce dingue de Farrel.
Le grognement de Smith a fait lever les yeux à Herb qui constate que l’autre est occupé à observer, par la baie vitrée, ce qui se passe de l’autre côté de la baie vitrée des voisins.
— Qu’est-ce qu’il fabrique ?
— Je suppose qu’il regarde la télé, mais vise-moi un peu ce fauteuil !
Herb se lève et traverse la pièce, en portant un cendrier qu’il va poser sur la table. Puis il revient sur ses pas. À quarante mètres de distance, il ne voudrait pas avoir l’air d’un voyeur indiscret.
— Un de ces nouveaux machins design.
— Oui, mais rouge. Dans une pièce comme celle-là, comment peut-il mettre un fauteuil rouge ?
— Reste à ton poste, Smitty, tu vas voir ce que tu vas voir.
— ? ? ?
— Tu te souviens, il y a deux ans ? Pin noueux et rustique Scandinave et puis, un jour, on voit s’amener ce gros fauteuil vert et vlan ! en une semaine, tout était devenu colonial américain.
— Ah, ouais, c’est vrai…
— Bon, alors reste à ton poste et, dans une semaine…
— Vlan !
— C’est bien ce que je dis.
— Comment peut-il se permettre de tout faire refaire chez lui deux fois en trois ans ?
— Il a peut-être des parents…
— Tu le connais ?
— Moi, penses-tu ! On se dit à peine bonjour.
— Je l’aurais cru fauché.
— Pourquoi ça ?
— T’as vu sa bagnole ?
— C’est qu’il dépense tout pour la décoration !
— C’est des drôles de gens, de toute façon.
— Comment ça, drôles ?
— Tillie a vu sa femme acheter du blé complet, au supermarché…
— Bon Dieu, quelle horreur ! dit Herb. C’est pas de la bouffe, c’est une religion, ce truc. Pas étonnant pour la bagnole. Ça ne le dérange probablement même pas que tout le monde voit qu’elle a plus de dix-huit mois !
Silence.
Smith dit : — Il serait temps que je fasse repeindre, ici.
Herb dit : — Même chose chez moi.
Des phares hachent la nuit. Le break de Smith pénètre en crissant dans l’allée de graviers, s’engouffre dans le garage où son moteur s’arrête. On entend claquer des portières comme un mot de deux syllabes. Des voix féminines s’approchent qui parlent toutes les deux à la fois sans perdre un seul mot de ce que dit l’autre. La porte s’ouvre. Tillie entre, Jeanette entre.
— Salut les hommes, ça boume ?
— Ça boume, fait Smith.
— On parlait entre hommes, fait Herb.
* * *
Ils parcoururent des corridors louvoyants et, à deux reprises, pénétrèrent dans des puits verticaux apparemment dépourvus de fond pour être propulsés à toute vitesse jusqu’à des hauteurs vertigineuses. Ils trouvèrent Mielwiss seul, vêtu d’un curieux lacis de rubans jaunes et violets qui montaient en spirale autour de son torse comme des plantes grimpantes. Il avait toujours l’air aussi imposant. Il accueillit Charlie avec une chaleur non dépourvue de gravité et lui fit sans détour compliment du choix de son vêtement.
— Je vous laisse, dit Philos auquel Mielwiss n’avait pas, jusque-là, accordé la moindre attention (ce qui pouvait tout aussi bien signifier, songea Charlie, que sa présence ne posait aucun problème) et, avec un gentil sourire et un petit signe de la main, que Charlie lui retourna, il s’éclipsa.
— Plein de tact, approuva Mielwiss. Nous n’avons qu’un Philos, il est unique en son genre.
— Il a vraiment fait tout ce qu’il a pu pour moi, commenta Charlie Johns, qui ne put cependant se retenir d’ajouter :
— Du moins, je le crois…
— Eh bien, reprit Mielwiss, ce bon Philos m’a dit que tu te sentais beaucoup mieux.
— Disons que je commence tout juste à être capable de savoir comment je me sens, corrigea Charlie, et c’est beaucoup plus que je n’en aurais pu dire en arrivant à Ledom.
— Il y avait de quoi, c’est vrai.
Charly l’observait attentivement, sans savoir trop comment ni pourquoi. Il n’avait aucun moyen de juger de l’âge probable de ces gens par exemple, et, si Mielwiss semblait plus âgé que les autres, c’était peut-être uniquement à cause du respect subtil dont on paraissait l’entourer. À cause aussi de sa taille légèrement plus élevée et de l’écartement réellement extraordinaire — même pour Ledom — de ses yeux. Pour le reste, ces gens ne présentaient aucun des signes du vieillissement familier à Charlie.
— Tu es donc prêt à découvrir tout ce qui nous concerne ?
— Parfaitement.
— Pourquoi ?
— C’est mon billet de retour.
L’expression était si parfaitement idiomatique qu’elle n’avait pratiquement pas de sens en ledom et Charlie s’en rendit compte dès qu’il l’eut prononcée. Aucun mot ne permettait de suggérer l’idée de paiement ou de droit de passage et celui qu’il avait utilisé pour « billet » signifiait plutôt étiquette ou index. Il se sentit donc contraint d’ajouter une explication.
— Je veux dire que, lorsque j’aurai vu tout ce que vous voudrez bien me montrer…
— Et tout ce que tu voudras bien demander…
—… et que je vous aurai fait part de mes réactions, vous ferez le nécessaire pour me renvoyer chez moi ?
— Je suis heureux de pouvoir ratifier cette déclaration.
Charlie eut la nette impression que, très sobrement, Mielwiss avait voulu lui faire comprendre que cette ratification n’était pas une petite affaire.
— Alors, commençons !
D’une certaine manière, cela sonnait comme un mot d’esprit.
Perplexe, Charlie choisit de rire.
— Je ne sais vraiment pas par où.
Une de ses lectures lui revint — n’était-ce pas Charles Fort — Fort avait écrit quelque part : « Pour mesurer un cercle, commencez n’importe où. » Eh bien, d’accord : n’importe où.
— J’aimerais commencer par une question assez directe et personnelle concernant les Ledom.
Mielwiss ouvrit les mains.
— Comme tu voudras.
Pris d’une soudaine timidité, il n’osa aller droit au but.
— Bon, Philos m’a dit quelque chose, hier soir — enfin en tout cas juste avant que je me couche — Philos a dit que vous autres, Ledom, n’aviez jamais vu le corps d’un mâle. J’en ai immédiatement déduit que vous étiez tous du sexe féminin. Mais quand je le lui ai demandé, il m’a répondu que non. Mais enfin, il faut bien être l’un ou l’autre, non ?
Mielwiss ne répondit rien. Il restait immobile, à le fixer intensément de ses yeux immenses avec un demi-sourire plein de bonté sur les lèvres. Malgré sa gêne qui, pour une raison ou pour une autre, augmentait incroyablement, Charlie admira sa technique. Il avait eu un professeur, autrefois, qui l’utilisait à merveille. « À vous de jouer », semblait vouloir dire le regard intense et le silence amical. Et bien sûr, la méthode n’était jamais employée qu’avec ceux qui disposaient de toutes les données d’un problème.
Читать дальше