Theodore Sturgeon - Vénus plus X

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On a volé Charlie Johns. Qui ? Le peuple de Ledom, un monde libre, sans contrainte, sans guerre, sans peur. Un monde sans reproches dont tous les habitants sont bisexués, à la fois mâle et femelle. Bref, le paradis pour Charlie, Homo Sapiens du XXeme siècle ! Jusqu'au jour où il découvre ou il est. Pourquoi il y est. Comment il y est arrivé et ce que sont exactement « ceux-celles » qu'il désigne du nom de vénus plus X.

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— J’espérais…

— Dis donc, plaida Charlie, j’ai eu une rude journée, tu ne trouves pas ? Ou une rude je ne sais quoi, en tout cas, je suis vanné.

— Fatigué ? Oh ! mais ça ne me dérange pas du tout d’attendre pendant que tu te reposeras un peu plus.

Philos se carra plus confortablement dans son fauteuil.

Après avoir observé quelques instants d’un silence perplexe, Charlie déclara :

— À vrai dire, j’aurais bien voulu dormir.

Philos se dressa comme un ressort.

— Dormir ! (Il porta une main à sa tête et se gratta l’occiput.) Je te demande vraiment pardon ; j’avais complètement oublié. Bien sûr !… Euh, comment t’y prends-tu ?

— Hein ?

— Nous ne dormons pas.

— Non ?

— Comment faites-vous ça ? Les oiseaux se mettent la tête sous l’aile.

— Pas moi. Je m’allonge. Je ferme les yeux… et voilà tout.

— Ah ! très bien. Et ça dure combien de temps ?

Charlie le regarda à la dérobée : serait-il en train de se moquer de moi ?

— En général dans les huit heures.

Aussitôt, très courtoisement, comme s’il avait honte de s’être montré à la fois ignorant et curieux, Philos se dirigea vers la porte.

— Il vaut peut-être mieux que je te laisse faire cela tout seul. Ça te va ?

— Ça me va à merveille !

— Si jamais tu désirais te restaurer…

— Ils m’ont déjà montré tout ça quand ils m’ont montré à me servir de l’éclairage, tu te souviens ?

— Parfait, parfait. Eh bien, tu trouveras des vêtements dans ce placard.

Il toucha, ou toucha presque, un petit dessin en spirale à la surface du mur. Une porte se dilata pour se refermer aussitôt. Charlie eut le temps d’apercevoir en un clin d’œil un chatoiement d’étoffes brillamment colorées.

— Choisis ce qui te plaira le plus. Ah !… (il hésita) heu !… tu les trouveras tous assez… enveloppants, enfin, on a essayé de les faire aussi confortables que possible malgré ça. Enfin, tu verras… C’est que… personne ici n’a jamais vu de mâle.

— Vous êtes… des femmes !

— Oh ! — non ! dit Philos et, sur un signe de main, il s’en fut.

* * *

Smith se tartine de Vieux Boucanier, observe Herb Railes occupé à fouiller dans l’armoire à pharmacie de Smith, dans la salle de bains. L’armoire à pharmacie est au-dessus de la lunette des chiottes. Il y a une autre armoire au-dessus de la tablette à maquillage, à côté du lavabo. Toutes ces baraques sont équipées de deux armoires. Sur le prospectus du promoteur, il y avait deux jolies petites étiquettes Elle et Lui. Jeanette les a baptisées Elle et Nous et apparemment (pour reprendre une des déclarations de Herb, plus tôt dans la soirée) Tillie s’apprête elle aussi à « partager le pouvoir » parce que la moitié ou presque des quatre étagères est encombrée de tout un attirail féminin. Pour le reste il y a la lotion Erectyl du Vieux Boucanier qui fait se dresser les poils de barbe avant le rasage et la lotion Lissyl du Vieux Boucanier qui fait les cheveux se coucher docilement sous le peigne. Une boîte de boules Quies — normal, songe Herb, avec tout ce boucan. D’autant plus qu’il aperçoit encore une bouteille de Tingle, l’huile de bain du Vieux Boucanier. Il plaint un peu ce pauvre Smitty encombré de tous ces Vieux Boucaniers, alors qu’il y a franchement mieux sur le marché. Rafale, par exemple. Il doit une bonne part de son prestige, à l’Agence, au fait qu’il a conçu la campagne de Rafale : un type à la Clark Gable (mais avec un je ne sais quoi de rital, pour ceux et celles qui auraient des goûts européens…) frotte sa joue virile contre celle d’une nana éminemment mammifère, sous ce simple (et donc génial) slogan : Elle en raffole.

Tiens, tiens ! Herb manque de s’exclamer à haute voix, un tube de crème pour (ou plutôt contre) les hémorroïdes.

Des tranquillisants, bien sûr ; un tube d’aspirine tamponnée et un flacon de monstrueuses capsules, mi-bleus, mi-jaunes. Une trois fois par jour. Herb parierait que c’est de l’Achromycine. Prenant bien garde de ne toucher à rien, il se penche pour déchiffrer l’étiquette. Elle lui apprend que le flacon a été acquis trois mois auparavant ! Herb réfléchit. C’est à peu près l’époque vers laquelle Smitty a cessé de boire, pendant un moment. Il aura échangé l’ivresse contre le flacon !

La prostate, hein, petit père ?

Du rouge à lèvres incolore pour lèvres gercées. Vernis à ongles incolore. Retouch’net. Qu’est-ce que c’est que ce truc-là ? N° 203 châtain ? Il se penche encore pour voir de plus près. Les petits caractères disent pour vos retouches entre chaque application de teinture Retint’net. Eh oui, le temps passe, mon vieux, vieux Smitty. On dirait même qu’il ne va pas tarder à te passer dessus !

* * *

Charlie se souvenait (se souvenait, se souvenait) d’une comptine entendue au jardin d’enfants. C’était les grands qui chantaient ça, les filles sautant à la corde :

Sac de blé, sac de son
Ni un’fille, ni un garçon
sac de billes
ni une fille
sac de son
ni un garçon
sac de son, sac de blé
rien qu’un tout petit bébé !

Et c’est ainsi qu’il s’endormit sur l’air des lampions… Et il rêva de Laura. Ils s’étaient connus si peu de temps et cependant pour toujours. Ils avaient déjà leur langage à eux, leur folklore, les petites choses qui n’avaient de sens que pour eux. Il y avait les choses qui étaient « bonhommes » et celles qui étaient « bon’femmes » — ça, c’est bonhomme, Charlie. Il y avait ce jour de printemps où un hanneton s’était pris dans sa chevelure abricot et où elle avait poussé un hurlement avant de rire, rire, rire…

Un rire qui l’éveilla. Mais dans son éveil il traversa une zone étrange : il atteignit à un degré de conscience où il savait parfaitement, rationnellement, que Laura était séparée de lui par d’impénétrables barrières de temps et d’espace — et pourtant sa mère était assise au pied de son lit. Il devint de plus en plus évident pour lui qu’il était à Ledom, de sorte qu’il saurait parfaitement où il se trouvait en s’éveillant tout à fait mais, en même temps, l’impression que sa mère était présente ne cessait de prendre de la force et, quand il ouvrit les yeux, et qu’il vit qu’elle n’était pas là, ce fut vraiment comme s’il l’avait vue, elle, en chair et en os, disparaître avec un plop ! presque audible. Furieux, navré, il s’éveilla en pleurant et en appelant sa mère…

Quand il eut ses pieds sous lui et sa tête, à peu de chose près et à grand-peine au sommet du tout, il s’approcha (mais pas trop près) de la fenêtre et jeta un regard à l’extérieur. Le temps n’avait pas changé et il devait avoir fait le tour complet du cadran, à en juger par le ciel qui, toujours couvert, était exactement aussi brillant que lors de sa venue depuis Celui de la Science. Il mourait de faim et, se remémorant les instructions qu’on lui avait données, il retourna à l’espèce de lit sur lequel il avait dormi et appliqua la paume à plat sur le bas de la première des trois barres d’or verticales. Une portion irrégulière du mur (mais qu’est-ce qui était régulier, ici ? Rien n’y était plat, droit, vertical, ni parfaitement lisse) s’ouvrit vers le haut, un peu à la manière d’un bureau à cylindre et, comme si cet orifice avait été une caricature de bouche grotesque tirant une langue démesurée, un plateau en jaillit. Une jatte et un plat y étaient disposés. La jatte contenait une espèce de gruau. Sur le plat s’amoncelaient des fruits, artistement disposés pour mettre en valeur l’incroyable palette de leurs couleurs exotiques et leurs formes improbables. Il y avait bien une couple d’honnêtes bananes et de banales oranges, et quelque chose qui ressemblait beaucoup à du raisin, mais pour le reste, des bleus iridescents, des verts bronzés, sept nuances de rouge. Ce qu’il aurait voulu plus que tout au monde (celui-là ou un autre) c’était une boisson fraîche, mais il ne vit rien qui y ressemblât de près ou de loin. Il soupira et, se résignant, saisit une sphère violette, la porta à son nez et lui trouva — ça alors ! — une odeur de toast beurré. Il y porta une dent hésitante. Un grognement d’étonnement lui échappa, et il se mit en quête de quelque chose avec quoi essuyer son visage et son cou. Le fruit, dont la peau, sous la lèvre, était à la température de la pièce, avait laissé gicler un jus glacé et sous pression.

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