Theodore Sturgeon - Vénus plus X

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On a volé Charlie Johns. Qui ? Le peuple de Ledom, un monde libre, sans contrainte, sans guerre, sans peur. Un monde sans reproches dont tous les habitants sont bisexués, à la fois mâle et femelle. Bref, le paradis pour Charlie, Homo Sapiens du XXeme siècle ! Jusqu'au jour où il découvre ou il est. Pourquoi il y est. Comment il y est arrivé et ce que sont exactement « ceux-celles » qu'il désigne du nom de vénus plus X.

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Shébap, shébap, shébap,

(Bam, bam !)

Shébap, shébap, shébap,

(Bam, bam !)

Sur l’écran, un visage. Lisse, lèvres pleines et luisantes, longs cils pudiques, sourcils arqués et bien fournis MAIS (difficile de le ressentir autrement) rouflaquettes jusque-là et ce cou épais, musculeux, plus nu que nu, sortant tout entier du col ouvert du blouson de cuir noir.

Shébap, shébap, shébap,

(Bam, bam !)

Shébap, shébap, shébap,

(Bam,) au lieu du bam dans l’attente duquel tout l’être s’était tendu (oui, l’autorité de la sono du poste télé de Smitty est absolument indiscutable !) l’épais rideau de cils se soulève et la voix — lente, asexuée — se met à chanter. Les paroles n’ont pas beaucoup d’importance. JEU tééémeu, o-o-ouais, T’ééé bêêêlleu, etc. La caméra s’embarque dans un travelling arrière et l’on découvre le chanteur en mouvement. Un mouvement qui s’explique assez mal ; serait-il en train d’essayer d’attraper entre ses deux fesses une cacahuète fixée au bras d’un métronome ? Une explosion de piaillements hystériques conduit la caméra à panoramiquer sur le premier rang des spectateurs, où une meute de fillettes est entrée en transes et se livre à des contorsions habitées qui donne à penser que la palpitation qui peuple leurs jeunes organes laisse loin derrière elle les résultats obtenus avec le plus perfectionné des vibro-masseurs danois. Retour sur le… on hésite à le dire — chanteur ? Il est justement en train de quitter la scène à cheval sur une bicyclette invisible, d’accord invisible mais qu’est-ce que la selle est haut perchée ! Et il pédale, le petit gars, vous pouvez y aller !

Smith balance un bras d’orang-outan, referme deux doigts sur un interrupteur de commande et éteint la télé : — Juste ciel !

Herb Railes se rencogne dans son grand fauteuil, ferme les yeux, lève le menton et dit : — Sensationnel !

— QUOI ?

— Il y a quelque chose pour tout le monde.

— Tu AIMES ça ? La voix de Smitty s’est brisée sur le second mot.

— J’ai jamais dit une chose pareille, rétorque Herb. (Il ouvre les yeux et fait mine de foudroyer Smitty d’un regard féroce.) Et que je ne vous prenne pas à dire le contraire, compris ?

— Tu as dit quelque chose, en tout cas.

— J’ai dit qu’il était sensationnel et c’est, me semble-t-il, le moins qu’on puisse dire.

— Le moins !

— Et j’ai ajouté qu’il avait quelque chose pour tout le monde. Petit a, les gisquettes, il me semble que le spectacle était parlant…

— Braillant !

Herb rit : — Dis donc, c’est moi le rédacteur ici, les astuces c’est mon rayon ! Bon, petit b, les homosexuels, latents ou ouverts trouvent à boire et à manger. Petit c, les jeunes mâles admirent sa passion, copient sa coupe de cheveux d’ancien combattant et son blouson. Et petit d, les femmes, surtout les vieilles, l’aiment plus que tout ; ce visage poupin et ces yeux de primevère, tu vois ce que je veux dire. (Il haussa les épaules.) Quelque chose pour tout le monde.

— Tu n’as oublié qu’une seule catégorie : moi. Ton vieux copain Smith.

— Pas du tout. Chacun d’entre nous a besoin de quelque chose ou de quelqu’un à haïr.

— Dis donc, je commence à croire que tu ne plaisantes pas…

— Pas vraiment, non.

— Tu m’ennuies, mon garçon, dit Smith, quand tu deviens comme ça, tu m’ennuies. Je me fais de la bile pour toi.

— Quand je deviens comme quoi ?

— Sérieux comme un pape.

— Faut pas ?

— Un type doit prendre son travail au sérieux. Pas lui-même, ses sentiments, tout ça…

— Qu’est-ce qu’il risque ?

— L’insatisfaction. (Smitty jette à Herb un regard perçant.) Disons un type dans la publicité, tu vois, qui se met à prendre les produits au sérieux, tu vois, se met à faire des recherches sur les produits à titre personnel. S’abonne à « Que choisir ? » et autres torchons de défense des consommateurs, tu vois ? Se permet d’avoir des sentiments et les prend au sérieux. Un jour, on lui confie un nouveau budget, et voilà : il est incapable de prendre son travail au sérieux.

— Hé ! les couteaux au vestiaire, Smitty ! (Herb est un peu pâle.) Ton type sait bien qu’un nouveau budget, c’est ce qu’il y a de plus sérieux au monde.

— Tout le reste, c’est de la rigolade.

— De la rigolade, tout le reste.

Smith désigne la télé : — Ça ne me plaît pas, et ça ne plaira à personne.

Et alors Herb Railes se souvient soudain du nom de l’annonceur qui finance cette émission de rock’n’roll. Un con-cur-rent. Le principal concurrent de la firme de Smith. Moi et ma grande gueule, bon sang ! Si Jeanette était là, elle arrangerait ça. C’est pas le genre de trucs qu’elle aurait oublié, elle.

— Je t’ai dit que c’était une émission dégueulasse et qu’elle ne me plaisait pas.

— La prochaine fois, c’est ce que tu diras d’abord, mon petit Herb, comme ça il n’y aura pas de malentendu.

Il prend le verre de Herb et s’en va pour lui confectionner un nouveau drink. Herb reste assis là, absorbé dans des pensées dignes d’un vrai publicitaire. Grand A : le client a toujours raison. Grand B : il n’empêche, trouve-moi un support qui dégage les senteurs de tous les péchés, de tous les sexes de tous les temps, et je te vends n’importe quoi, moi, je te soulève la terre plus vite fait que le petit père Archimède et son levier à la con ! Et ce mec-là, coco (il regarde l’œil vide maintenant, l’œil mort de la télé) ce mec-là, il en est pas loin !

* * *

— Je me sens mal, vachement mal, répliqua Charlie Johns. Il s’exprimait en ledom mais sentait bien que sa phrase était une traduction littérale de l’anglais. Il avait d’abord pensé en anglais puis l’avait traduite mentalement et le résultat, encore que compréhensible, n’était pas très élégant, comme le ma qué des Espagnols ou le comment non ? des Italiens.

— Je comprends, dit Philos. Il s’avança à l’intérieur de la pièce et s’immobilisa non loin d’un des champignons-fauteuils. Il avait quitté son maillot de bain pour une paire d’ailes rayées orange et blanc qui se balançaient accrochées à ses épaules. Il ne portait strictement rien d’autre à l’exception de souliers assortis et, bien sûr, de l’inévitable sporran.

— Tu permets ? reprit-il poliment.

— Quoi ? Oh, bien sûr ! Assieds-toi, assieds-toi… Non, tu ne comprends pas.

Philos souleva un sourcil inquisiteur. Il avait des sourcils très fournis et apparemment réguliers mais, quand il les soulevait, ce qui était chez lui une mimique fréquente, on s’apercevait que chaque sourcil comportait une touffe plus épaisse que le reste, un épi d’allure un peu satanique.

— Tu es chez toi, expliqua Charlie.

Un court instant, il craignit que Philos ne lui prenne la main en un geste de sympathie et il s’agita sur son lit. Philos n’en fit rien mais, quand il parla, sa voix était empreinte d’une sympathie équivalente.

— Toi aussi, bientôt, ne t’en fais pas.

Charlie leva la tête et dévisagea son interlocuteur. Il semblait convaincu de ce qu’il disait et pourtant…

— Ça signifie que je peux retourner chez moi ?

— Je ne puis répondre à cette question, Osséon…

— Ce n’est pas à Osséon que je m’adresse, c’est à toi. Peut-on me renvoyer d’où je viens ?

— Quand Osséon…

— Je m’occuperai d’Osséon en temps utile ! Sois franc avec moi, peut-on ou ne peut-on pas me renvoyer d’où je viens ?

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