Il se souvint d’une de ses lectures — était-ce Ruth Benedict ? Pas un aspect du langage de l’homme, de sa religion, de son organisation sociale n’était inscrit dans ses chromosomes. Autrement dit, vous prenez un bébé, n’importe quelle couleur, n’importe quel pays d’origine, vous le balancez ailleurs, où que ce soit et, en grandissant, il devient semblable aux habitants du pays où vous l’avez transplanté. Et puis il avait lu un article, une fois, qui développait un peu les mêmes idées, mais en les extrapolant à l’histoire tout entière de l’humanité ; prenez un mouflet égyptien, du temps de Chéops, balancez-le dans l’Oslo d’aujourd’hui (ah, merde, c’était quoi, ce mot si simple, aujourd’hui ?) et il grandira pour devenir un petit Norvégien, capable d’apprendre le norvégien et même susceptible, le bougre, d’avoir des préjugés nationaux contre les Suédois ! Tout ça se ramenait à une conclusion inévitable, mais d’importance : l’étude la plus attentive, par les observateurs les plus scientifiquement objectifs, du cours de l’histoire de l’humanité, ne permettait pas d’isoler un seul exemple d’évolution humaine. Que l’humanité soit sortie des cavernes pour finir par construire une série de civilisations diverses et élaborées restait à côté de la plaque. Disons qu’il lui ait fallu trente mille ans pour le faire, bon. On pouvait parier à coup sûr qu’un groupe de bébés modernes, élevés aussi longtemps qu’il le faudrait pour qu’ils soient capables de se procurer eux-mêmes leur nourriture, puis abandonnés à eux-mêmes dans la nature sauvage, mettraient probablement aussi longtemps pour reconstruire le tout.
À moins qu’un vaste bond en avant dans l’évolution, comparable à celui qui avait mystérieusement produit l’homo sapiens, ne se soit produit de nouveau. Or, il ne savait encore pratiquement rien des Ledom, rien d’important, mais il était clair, en tout cas, qu’ils étaient a) des humains d’un genre ou d’un autre et b) qu’ils étaient radicalement différents des humains de son temps à lui, Charlie Johns. La différence dépassait largement les simples différences sociales ou culturelles — elle était, disons, beaucoup plus profonde que celle qui sépare un Aborigène d’Australie d’un dirigeant du Kremlin. Les Ledom présentaient bien des différences physiques, certaines subtiles, d’autres pas. Alors disons qu’ils avaient évolué à partir de l’humanité, cela fournissait-il une clé pour répondre à la question « combien de temps ? » Bon, il suffisait de savoir combien de temps prenait une mutation.
Il l’ignorait, mais il pouvait regarder par la fenêtre (non sans s’en tenir à distance respectueuse, trois pas au moins) et apercevoir, comme des milliers de flocons multicolores, les Ledom vaquer à leurs affaires, en bas. C’étaient tous — non, ils avaient tous l’air d’être — des adultes et si les générations, ici, se succédaient au rythme moyen habituel d’une trentaine d’années, et à supposer qu’ils ne pondent pas des œufs, comme le saumon, qui écloraient tous en même temps, il y avait gros à parier qu’ils étaient dans le coin depuis un bon petit bout de temps, selon toute apparence… Sans rien dire de leur technologie : combien de temps pour en arriver à concevoir et à réaliser des dingueries architecturales comme Celui de la Science, qu’il apercevait, là-bas… C’était là une question dont la réponse posait beaucoup plus de problèmes difficiles. Il se souvint d’un article lu un jour dans un magazine scientifique et comportant une liste de dix objets — le papier d’aluminium, une pommade antibiotique, le litre de lait en carton, et ainsi de suite — dont pas un n’était disponible sur le marché quinze ans plus tôt. Le milieu du XXe siècle avait vu le passage de la lampe au transistor puis du transistor au diode et, en dix ans, les satellites artificiels étaient passés du domaine du fantasme risible à celui de la quincaillerie. Des tonnes et des tonnes de ferraille produites par un nombre sans cesse croissant de pays, émettant des signaux de toutes sortes à destination de la terre, voire des étoiles ! Dans le fond, il était peut-être aussi ridicule que l’Antillaise sur son escalator — non, lui au moins il savait que ce qu’il voyait appartenait quand même à l’avenir, pas au présent. Ça faisait une petite différence, non ?
« Raccroche-toi à ça, Charlie Johns, ne te laisse pas trop impressionner, bluffer. » De son temps, des tas de gens n’avaient jamais réussi à se faire à l’idée que le progrès n’était pas une ligne droite vaguement ascendante mais une courbe géométrique, piquant du nez vers le ciel. Ces âmes confuses et nostalgiques passaient leur temps à regretter la mort de ci… la disparition de ça… s’accrochant sans cesse à des choses mortes ou disparues en d’absurdes accès de conservatisme chronique. Et ce n’était même pas du vrai conservatisme, idéologique, cohérent. Mais un simple regret inconscient du bon vieux temps, cette époque de sécurité où rien ne changeait jamais… Incapables d’une vision globale, ces gens accueillaient avec joie les petits avantages, la miniaturisation de tel appareil, le gain de vitesse de tel autre. Puis constataient avec surprise et colère que le soutien qu’ils avaient apporté à telle ou telle chose transformait leur monde tout entier. Mais lui, Charlie Johns, sans jamais jouer à la grosse tête, avait toujours compris que le progrès possédait sa dynamique propre et que, pour le chevaucher, il fallait savoir se laisser porter, légèrement incliné en avant, comme sur une planche de surf. Si vous restiez là, planté solidement sur vos pieds plats, vous aviez toutes les chances de boire la tasse.
Il reporta les yeux sur Celui de la Science et cette construction de guingois lui parut soudain une excellente illustration de ce qu’il venait de penser. Il faudrait faire de rudes contorsions pour garder son équilibre sur un machin pareil !… Ce qui l’amena à formuler la question numéro deux.
Il ne fallait pas qu’il perde son temps à examiner le comment. Comment l’avait-on arraché au bois usé des marches conduisant du premier au deuxième étage du 61, 34e rue Nord, dans sa vingt-septième année. La réponse à ce comment était une question de technologie et il n’y avait strictement aucune chance qu’il parvienne à la débrouiller tout seul. Il lui était permis d’espérer qu’il apprendrait un jour le comment, mais il était hors de question qu’il le déduise. Non, ce qu’il devait savoir c’était : pourquoi ?
Cette question se subdivisait elle-même en plusieurs sous-questions. Au risque de manquer de modestie, il pouvait penser que son transport avait représenté une entreprise de taille et d’importance — c’était une supposition logique. Le traficotage du temps et de l’espace pouvait difficilement passer pour un passe-temps (ç’aurait pourtant été le cas de le dire !) futile. Il fallait donc envisager les choses de la manière suivante : pourquoi cette chose importante et difficile avait-elle été réalisée ? Autrement dit, qu’est-ce que les Ledom escomptaient en tirer ?… Bien sûr, ils s’étaient peut-être livrés à une espèce de test de leur matériel : le pêcheur qui met au point un nouveau leurre l’essaye d’abord pour voir ce qu’il lui permettra d’attraper. Ou encore : ils avaient besoin d’un spécimen, n’importe lequel, en provenance, plus ou moins exactement, d’une localisation espace-temps correspondant à celle de Charlie. Dans ce cas, ils y allaient à l’aveuglette en quelque sorte, à la drague, au chalut, et Charlie Johns se trouvait pris dans les mailles. Ou encore : c’est Charlie Johns qu’ils voulaient et nul autre et ils s’étaient débrouillés pour se le procurer. Et c’est cette troisième hypothèse, la moins probable aux yeux de la logique, que Charlie Johns trouva néanmoins la plus facile à avaler. De telle sorte que la question numéro deux se ramenait finalement à celle-ci : pourquoi moi ?
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