— Je ne suis pas marié, dit Howson d’une voix nouée.
Choong jeta un regard impoli dans l’esprit de Howson rendu passagèrement vulnérable par la force de son émotion. Lorsqu’il reprit la parole, ses manières avaient changé :
— Je suis désolé. C’était un manque de tact de ma part. Mais…
— Je… (Howson fut saisi d’étonnement. Pourquoi ressentait-il le besoin de se justifier auprès de cet homme qui lui avait causé un tel souci ? C’était pourtant ainsi. Il poursuivit, avec des hésitations.) J’ai fait ce genre de chose. Avec une fille sourde-muette que j’ai connue.
— Eh bien voilà ! Et vous devez bien prendre plaisir à votre travail dans une certaine mesure. Au moins pour la raison que cela fait une différence, d’être une personne capable d’un grand effort physique.
— Je… Oui, c’est vrai. Je crains parfois de passer à une cure plus de temps que nécessaire, pour échapper à mes limites. (Howson se passa la langue sur les lèvres.)
— Cela paraît dangereux, remarqua judicieusement Choong. À mon avis, si vous vous permettez de retirer davantage de plaisir de votre talent, vous ne seriez pas tenté de… heu… d’emprunter les fantasmes d’autres personnes.
— Qu’est-ce que vous suggérez ? Que je forme un groupe catapathique ? Comment oserais-je ?
L’infirmière ouvrit de nouveau la porte.
— Docteur Howson ! Un message du Dr Van Osterbeck : ne détruisez pas votre travail en surmenant le Dr Choong !
Howson fit un geste vague et s’apprêta à sortir en boitant. Derrière lui, Choong prit la parole une dernière fois :
— Howson, ce n’est pas parce qu’une évasion qui me convient à moi ou à quelqu’un d’autre ne vous satisfait pas qu’il n’en existe pas pour vous. Vous êtes un individu unique. Trouvez votre propre voie. Il y en a forcément une !
Howson ne savait pas vraiment si Choong avait physiquement prononcé ces derniers mots ou s’il les avait télépathiquement introduits dans son esprit avec la maîtrise d’un psychiatre hors pair implantant une suggestion dans l’esprit d’un patient. Un patient !… Quelle dérision ! Quelques jours plus tôt, c’est Howson qui était le médecin ; un moment, les rôles avaient été renversés.
Sauf que Choong n’avait jamais vraiment été le patient que Howson avait cru.
Il avait déjà donné ordre à son domestique personnel de faire ses bagages. Et là, à la porte du bureau de Pandit Singh, il hésitait. Serait-il capable de voir clair dans ce qu’il ressentait ? Dans ce qu’il désirait ? Savait-il, en fait, ce qu’il désirait ?
Il se ressaisit et entra. Tout valait mieux, assurément, que le présent dilemme !
Sans lever la tête de la pile de papiers devant lui, Singh lui désigna un siège.
— Je suis d’accord, Gerry, dit-il en s’adossant à son siège. Tu as besoin de vacances.
Ce n’était ni la première ni la centième fois que Howson se demandait si Singh ne possédait pas lui-même des facultés télépathiques embryonnaires.
— Qu’est-ce que… ? fit-il en rougissant.
— Oh, pour l’amour du ciel, Gerry ! (Singh éclata d’un rire sonore.) On m’a dit que tu as préparé tes bagages. J’ai calculé que tu n’as pas eu de repos depuis six ans. C’est en partie ma faute : j’ai pris l’habitude de m’appuyer sur toi. Mais tu n’as pas paru aussi satisfait que tu l’aurais dû de ton succès dans le cas Choong, et j’en ai déduit que tu souhaitais un congé. Je suis heureux que tu sois de mon avis.
Howson garda le silence un long moment.
— Pan, je crains que vous vous trompiez, dit-il enfin. Le cas Choong n’est pas un succès pour moi, Pan. Il désirait être ramené. S’il n’avait pas coopéré – ou s’il avait résisté un peu sérieusement – j’aurais été vaincu.
— Gerry, je ne comprend pas !
— Non ? Je n’ai pas compris non plus au début, admit amèrement Howson. Et je suppose que Pak ne vous l’aurait pas dit parce que je lui ai interdit de le faire, pour avoir une chance de m’habituer à cette idée. Écoutez : tous les télépathes que j’ai ramenés hors de leurs fantasmes jusqu’à présent étaient les personnalités mal équilibrées que nous avions supposées, brisées par la dureté du monde. Sur ceux-là, je peux avoir prise. Mais Choong, en pleine possession de ses facultés, dans un monde de son choix et agissant selon sa fantaisie, aurait pu me balayer comme une mouche importune.
« Il ne l’a pas fait. Il a eu l’intelligence de voir qu’il lui faudrait aider quiconque irait à sa recherche, et c’était une précaution contre la possibilité de jouir de son pouvoir absolu trop largement. Aussi a-t-il suivi des schémas dont les règles pouvaient être facilement démontées. En particulier, en introduisant la magie dans son univers personnel, il a utilisé les règles fondamentales de James Frazer, la relation d’identité et les rapports entre le tout et la partie. Je l’ai pris par surprise quand j’ai soudain compris cela au moment de la rencontre cruciale, et… bien. Peu importent les détails. Disons que c’est la seule chose qui me fait plaisir mais qu’elle ne me satisfait pas, car c’était une heureuse inspiration et non le résultat d’un plan.
« Pan, il a détruit ma confiance en moi ! J’ai dû admettre quelque chose que je vous cache depuis des années, que je me cache à moi-même. Je suis jaloux des gens qui peuvent s’évader ! Pourquoi pas ? Regardez-moi ! Et cette jalousie me fait peur ! Je ne connais personne qui pourrait me ramener d’un fantasme ! À moins que je fasse quelque chose pour m’aider, je suis capable d’entrer dans l’univers de quelque patient, de le trouver séduisant, et de ne plus vouloir revenir. Je n’ai pas la force d’y entrer à la manière de Choong. Mais je pourrais aussi n’avoir pas la force de mettre fin à un… voyage dans quelque fantasme particulièrement séduisant.
Singh avait les yeux baissés sur le bureau.
— Dois-je comprendre que tu as en tête quelque chose qui pourrait t’aider ?
— Je… Je n’en suis pas sûr. (À présent, la sueur perlait sur le visage et les mains de Howson.) Jusque-là tout ce que j’ai décidé, c’est que je pars pour un moment. Seul. Pas comme je faisais quand je suis arrivé ici, avec quelqu’un pour veiller sur moi au cas où je me couperais ou bien où des enfants se moqueraient de moi. Seul. Je ne peux peut-être pas faire de l’alpinisme dans le Caucase, ou du surf à Bondi Beach. Bon sang, Pan, j’ai pris soin de moi-même, plus ou moins bien, pendant vingt ans avant d’être découvert et amené ici. Si je peux réapprendre cela je peux commencer à trouver une réponse à mes problèmes.
— Je vois. (Singh faisait tourner un crayon entre ses doigts courts et solides.) Et que te proposes-tu de faire à présent ?
— Prendre un taxi, aller à l’aéroport, et prendre l’avion pour quelque part. Je serai de retour dans… deux mois je pense. Vous veillerez à ce que j’aie de l’argent ?
— Bien entendu.
— Dans ce cas… (Howson resta court.) Je crois que c’est tout ?
— Je crois. (Singh se leva, fit le tour du bureau et vint lui tendre la main.) Bonne chance, Gerry. J’espère que tu trouveras ce que tu désires.
Abruptement, ce n’était plus Howson qu’il regardait. Il avait en face de lui un homme à la peau olivâtre, à la barbe noire et carrée, plus grand que lui, vêtu d’un étrange costume barbare fait principalement de cuir et de cuivre ciselé. Une énorme épée pendait à sa ceinture. Il était athlétique et beau ; il rayonnait de santé et de contentement.
L’étranger se mit à changer ; il fondit, se ratatina, jusqu’à ce qu’il n’eût qu’un mètre cinquante de haut, qu’il fût imberbe et légèrement difforme, jusqu’à ce qu’il fût, en fait, Gerald Howson.
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