Magicien ! Il frissonna. Rien d’étonnant à ce que les premiers souffles du fantasme lui soient parvenus avec un pressentiment de magie !
Mais la magie pratiquée par Chu Lao devait être logique, rigoureuse, régie par des lois soigneusement préparées ; elle devait être rigide et inflexible comme une science. Chu Lao connaissait ces lois, et Hao Sen ne les connaissait pas. Il renonça complètement à ses plans initiaux. Il n’était plus question d’un subtil travail de sape, de ferrailler en cherchant une chance de prendre le contrôle de la situation, sa technique favorite dans le passé. Utiliser les armes fabriquées par son ennemi et combattre sur le terrain choisi par lui, c’était le chemin de l’épuisement et de la défaite. Il considéra sombrement l’épée redressée par le magicien.
Il devait à tout prix éviter la défaite. Être battu une seule fois équivalait à une condamnation définitive.
Pourtant il lui fallait travailler à l’intérieur du schéma édifié par son adversaire ; s’il perturbait trop brutalement les données de base, le rapport mental pouvait être brisé, et il risquait de se retrouver errant dans un univers fantasmatique créé par lui-même, où il aurait l’illusion d’avoir triomphé, alors même que ses adversaires n’auraient été que des hommes de paille…
Sa décision fut prise. La force brutale était sa seule chance. Il se servirait donc de la force brutale.
Ils descendaient les montagnes, en rangs déterminés : ces bandits ne formaient pas une cohue barbare, mais une armée que la discipline soudait en une machine efficace. Alors qu’ils étaient encore à des kilomètres de la Cité du Tigre, le soleil matinal étincelant sur leurs boucliers et leurs casques attira l’attention des gardes de la cité, et il se fit aussitôt un grand tumulte autour des remparts.
Chevauchant son chameau avec aisance à la tête de son armée, Hao Sen souriait dans sa barbe. Sa longue lance à la pointe redoutable était couchée au repos le long du cou d’Étoile ; son épée balançait légèrement sur sa cuisse.
Qu’ils s’agitent et fassent du bruit ! Cela ne leur servirait pas à grand-chose. Ce qu’il leur réservait était suffisant pour les ébranler jusqu’au dernier dans la Cité du Tigre, y compris l’arrogant Chu Lao.
Pendant plus d’une heure les brigands descendirent des montagnes, en silence, à l’exception du gong qui rythmait leurs pas. Ils n’essayèrent pas de se mettre à portée de la ville mais formèrent un cercle et l’entourèrent. Des animaux chargés de fagots, des chariots portant des machines de guerre non assemblées, et de grandes quantités de provisions indiquaient manifestement qu’ils étaient décidés à assiéger la cité avant que l’Empereur puisse équiper son armée et rassembler le fourrage nécessaire pour entrer en campagne contre eux.
Hao Sen examina son travail avec satisfaction. Il avait choisi pour lui-même un poste relativement mineur, à la tête d’un détachement de cavaliers sur leurs chameaux, et le chef apparent des bandits jouissait de tout le luxe qu’une telle horde pouvait procurer : une immense yourte de voyage somptueusement décorée de fourrures et parsemée de tapis turcs, dressée sur un chariot tiré par une dizaine de bœufs. Autour du chariot bourdonnait en permanence un essaim d’officiers, de messagers et d’esclaves.
L’armée fit halte. On apercevait sur les remparts de la cité les chefs des forces de défense. Au bout d’un moment, ils se rassemblèrent sur un balcon surmontant la grille principale, face à l’endroit où le chariot du chef s’était arrêté.
Un héraut s’avança et entreprit les démarches préliminaires en demandant la reddition sans résistance de la cité. La réponse fut digne mais négative. Elle fut suivie par une volée de flèches, et le héraut revint vivement à cheval vers ses lignes.
Très bien. Hao Sen regarda les défenseurs se baisser tandis qu’on ripostait. Puis il y eut un arrêt ponctué par des tirs décousus tandis que les messagers apportaient des informations sur les assiégés.
Il semblait que la porte principale était le seul point vulnérable. En conséquence, les archers forcèrent ses défenseurs à garder la tête baissée tandis qu’une quantité de fagots et des pots de poix étaient traînés en direction des lourds battants de bois. Plusieurs hommes tombèrent, mais l’opération était bien avancée lorsqu’on abandonna abruptement. Les assaillants refluèrent et les défenseurs surpris prirent la mesure de la situation. Avec prudence, ils risquèrent un regard sous les boucliers noir et jaune à tête de tigre pour voir ce qui avait fait changer d’avis les brigands.
La réponse fut bientôt visible. Le ciel se couvrait rapidement et les premières gouttes de pluie tombaient déjà. Aucun feu suffisamment fort pour endommager la porte ne pourrait survivre à la trombe d’eau qui se préparait.
Hao Sen braqua ses yeux étrécis sur le balcon surplombant l’entrée. C’était sûrement… Mais oui ! Le Magicien Chu Lao était là, dans une cape sombre qui se confondait presque avec la muraille de pierre, contemplant les nuages qui s’amoncelaient. On avait fait appel à sa magie pour défendre la ville, et jusqu’ici il semblait avoir l’avantage.
Hao Sen eut derechef un sourire de loup et les assaillants entrèrent en action.
Les fourrures et les fanfreluches du « char du chef » furent soudain rejetées, et il apparut qu’elles recouvraient seulement une légère armature de bambou, assez vaste pour qu’un homme y entre, marque une pause comme s’il parlait au chef, et ressorte. Cela mis à part, le chariot tout entier était une machine incendiaire, plein d’amadou, de poix et de jarres d’huile.
On fouetta l’unique paire de bœufs demeurée attelée. Saisies, les bêtes beuglèrent et s’arc-boutèrent. Le chariot s’ébranla. Dix mètres plus loin, des hommes libérèrent les bœufs à coups d’épée et le chariot continua tout seul sur la route pentue menant à la grande porte. Ses roues de bois vibraient.
Hao Sen attendait, tendu. Les défenseurs avaient vu ce qui se passait et se démenaient frénétiquement pour abandonner le parapet surplombant l’entrée.
Encore dix mètres…
Des flèches enflammées filèrent en sifflant à la suite du chariot ; la deuxième et la troisième firent mouche dans les chiffons imbibés d’huile à l’arrière du véhicule et des flammes de cinq mètres jaillirent, couronnées de panaches noirs. Le chariot s’abattit contre la porte dans un bruit d’effondrement et aussitôt ce fut l’enfer.
Jusqu’ici très bien. Mais Chu Lao avait-il été surpris ?
Apparemment non, car la pluie dégringola après quelques minutes d’hésitation seulement. Comme les flammes et la fumée s’étouffaient, on put voir qu’une large échancrure était ouverte dans la porte. On préparait un autre chariot incendiaire au sommet de la pente et l’on s’apprêtait à le lâcher lorsque les battants s’ouvrirent brutalement et les défenseurs chargèrent en force.
L’acte était si illogique que Hao Sen fut abasourdi. À l’évidence, la meilleure stratégie de la Cité du Tigre consistait à épuiser les assaillants ; c’est du moins ce qu’il avait pensé. Un instant, il s’interrogea sur la validité de ses propres plans ; puis les gardes de la cité, à pied et à cheval, arrivèrent sur lui, hurlant et brandissant leurs lames, et il n’eut plus le temps de réfléchir à une stratégie de rechange.
Progressivement, les combats s’étendirent tout autour de la ville. C’était une vilaine affaire. Au bout d’un moment Hao Sen repéra un grand drapeau de soie et il délégua son commandement à un jeune officier, probablement un de ses schizoïdes secondaires. Le drapeau là-bas était brodé d’un tigre et devait être la bannière de l’Empereur.
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