— Je ne sais pas, je ne sais plus.
Erwan n’insista pas. D’ailleurs, Isabelle n’avait dû lui céder que pour servir ses intérêts. Mais quels intérêts au juste ?
— Elle n’a pas réapparu à la mort de Pharabot ?
— Non. Croyez-moi : j’ai tout essayé pour la localiser. Je vous le répète : j’étais angoissé à son sujet et… aussi très attaché à elle.
Le flic se leva à son tour. Gorge sèche. Taux d’hygrométrie à zéro. Il était venu chercher ici un point final et on venait de repasser à la ligne pour une nouvelle histoire.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de ça la première fois ?
— C’était il y a des années : je n’y ai pas pensé…
— Alors qu’on cherchait un tueur qui imitait Pharabot ?
— Qu’est-ce que vous insinuez ? Isabelle aurait tué en septembre ?
Erwan repoussa l’hypothèse d’un geste épuisé : ce n’était pas son idée. Entre la schizo et le nganga, il y avait eu un autre homme — Kripo, ou quelqu’un d’autre encore…
Il prit son ton officiel pour en finir :
— Le lieutenant-colonel Verny et ses hommes vont interroger vos patients et le personnel soignant. Je veux savoir avec qui Isabelle s’était liée d’amitié, si quelqu’un a noté à l’époque une anomalie, si…
— Une anomalie ? Vous oubliez où nous sommes.
— Plusieurs années après avoir quitté Charcot, et malgré sa folie, ses enfants morts, son usurpation d’identité, Isabelle n’avait pas oublié Pharabot. Elle avait peut-être des complicités ici. Des patients ont pu être libérés et…
— Je vous l’ai déjà dit : nos malades sont incurables.
— Ils meurent tous entre ces murs ?
— Ou ils sont transférés ailleurs mais votre idée d’une Internationale de l’Homme-Clou est ridicule.
Erwan imaginait en effet Isabelle comme un relais. Pharabot ne parlait à personne sauf à cette psy qui à son tour parlait aux autres. Elle avait fini par quitter l’asile et peut-être conservé des liens avec d’autres patients qui, n’en déplaise à Lassay, étaient sortis à leur tour. Ou bien au contraire elle avait été approchée par des adeptes de l’Homme-Clou à l’extérieur. Erwan songea à di Greco, Lartigues, Redlich, Irisuanga mais il ne sentait pas un lien de ce côté. D’autres encore ? Vision terrifiante : des disciples imprégnés du mal se répandant parmi la société humaine. Une sorte de secte qui pouvait se déployer encore… et frapper.
Lassay avait ouvert sa porte : fin de l’entrevue. Le play-boy ne semblait plus en colère, plutôt abattu. Toutes ces idées, il les avait sans doute déjà eues mais la présence d’Erwan leur donnait d’un coup une réalité dangereuse.
— Vous ne m’avez toujours pas dit le principal, commandant. Quel est le lien entre la mort d’Isabelle et les meurtres de l’Homme-Clou ?
Aucune raison de ne pas partager cette menace avec Monsieur Oxford :
— Ses dernières paroles ont été : « L’Homme-Clou n’est pas mort. »
— Elle ne parlait pas de l’être humain, rétorqua Lassay sans hésiter, mais de son esprit, de son influence.
— Peut-être, mais ça reste une mauvaise nouvelle. (Il franchit le seuil.) En gardant ici Pharabot, vous avez fait incuber un virus qui n’a pas fini de se propager.
Le psychiatre vira au livide :
— Vous voulez dire… que les meurtres vont continuer ?
Erwan partit sans répondre. Sa soif ressemblait à une brûlure. Une vision cauchemardesque passa devant ses yeux. Un train bringuebalant dans la nuit, aux compartiments trop éclairés. À l’intérieur, une légion de dingues, les poches pleines de clous et de tessons, l’esprit farci de croyances yombé.
Gaëlle était déjà venue à Lausanne pour voir une exposition consacrée à Arnold Böcklin, le peintre de L’Île des morts . Le rendez-vous avec Mumbanza était prévu au Château Rappaz, un grand bâtiment du XIX eà l’architecture néoclassique, dans le quartier d’Ouchy — un de ces palaces suisses où les personnalités les plus futées avaient attendu que les deux guerres mondiales se terminent avant de réapparaître, la mine enfarinée. L’hôtel offrait la paix et la sérénité cadrées à la suisse : en largeur le lac Léman, en hauteur les Alpes, au milieu les brumes. Il n’y avait plus qu’à se laisser bercer par le cliquetis des voiliers de la marina qui tanguaient sous vos fenêtres.
Son père lui avait souvent dit, paraphrasant Edgar Allan Poe : « La meilleure technique pour ne pas être vu, c’est de ne pas se cacher. » Elle avait pris le TGV de 8 h 02 en direction de Lausanne et avait franchi la douane trois heures plus tard. On avait vérifié son passeport, ouvert son sac. Aucun problème. Elle avait emprunté les papiers d’une copine qui lui ressemblait et s’était fait un look banal d’it-girl parisienne : caban bleu marine, jean et bonnet, avec lunettes noires Tom Ford, s’il vous plaît . Des filles comme elle, il en passait une cinquantaine dans la journée. Des petites putes en vadrouille ou de jeunes épouses qui transportaient le cash de leurs millionnaires de maris.
11 h 30, taxi. 11 h 45, check-in à l’hôtel. Le trajet en voiture avait suffi pour qu’elle retrouve cette ville plate et rectiligne qui, bien que descendant en pente douce vers le lac, affichait toujours un air raide et hautain que rien ne pouvait atténuer. Gaëlle aimait la Suisse. Le pays était paré à ses yeux d’une sorte de pureté : celle du fric, de l’altitude, de l’égoïsme fait loi. Elle y voyait une sincérité, une franchise à l’égard de la nature humaine, taillées dans la pierre et l’ardoise.
Pourquoi s’installer dans le même hôtel que l’autre ordure ? Encore son père : « Le meilleur moyen pour qu’on ne te voie pas arriver, c’est d’être déjà là. » Une fois dans sa chambre, elle avait viré le larbin avec un billet de cinquante francs suisses — quasiment l’équivalent en euros — et ouvert sa fenêtre pour respirer à pleins poumons le bon air helvétique.
Elle déjeunerait dans sa chambre puis ferait du shopping dans le quartier du Flon, la nouvelle zone branchée de la ville. Elle traînerait ensuite au spa de l’hôtel en commentant ses emplettes avec les esthéticiennes. Douce, huilée, innocente. Enfin, elle se perdrait un peu dans les couloirs et les étages, afin de repérer les caméras de sécurité de l’hôtel.
Alors 18 heures sonneraient.
L’heure du goûter, mon trésor…
Sur la route du retour, Erwan ne desserra pas les dents. Il ruminait les infos qu’il venait de recueillir et tentait de les faire coïncider avec son enquête de septembre. Pas moyen. Insensiblement, Philippe Kriesler sortait du cadre. S’était-il trompé cet automne ?
L’Homme-Clou n’est pas mort .
— On est arrivés.
À travers le pare-brise se découpait l’aérogare dont la toiture ondulée évoquait une grande raie grise. Il pleuvait toujours — le crépitement des gouttes avait la régularité obstinée d’un chronomètre. En sortant de la voiture, Erwan briefa Verny : trouver une escouade de gendarmes, interroger patients et infirmiers de Charcot sur leurs liens et contacts avec Thierry Pharabot et Isabelle Barraire.
— Lassay est d’accord ?
— Il a laissé exercer dans son hosto une psychiatre aussi dingue que ses patients, peut-être complice du tueur de septembre. Pour ne rien arranger, il couchait avec elle. Il n’est pas en position de faire le malin.
Verny ne paraissait pas convaincu.
— Vous savez que j’ai toujours accepté de vous aider, risqua-t-il sur un ton prudent. Même quand nous sommes sortis de la légalité…
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