— Vous savez très bien ce que je veux dire. Philippe aurait dû deviner que la vie avec Isabelle serait impossible.
— Il y a cru… (Sa voix devenait résignée.) On y croit toujours…
— Lors de notre premier rendez-vous, vous m’avez dit qu’on ne guérissait jamais d’une maladie mentale.
— Exact. On peut juste envisager une… amélioration.
— Pourquoi alors a-t-il fait des enfants avec elle ?
— Toujours la même raison : l’espoir que ça s’arrangerait.
— Il pensait que la maternité la soignerait ?
— Jamais de la vie. Nous sommes psychiatres. Nous sommes payés pour ne pas croire à ce genre de foutaises…, protesta-t-il avec une hargne étrange, comme si, à une époque lointaine, il avait été lui-même victime de ces idées reçues. Non, il pensait qu’ils réussiraient, tous les deux, à fonder une famille, il…
Le bellâtre s’arrêta.
— À quoi rime cet interrogatoire à la fin ? s’écria-t-il en manipulant un bloc-notes sur le bureau. Vous allez me dire pourquoi vous êtes ici, à me tirer les vers du nez au sujet de personnes que je n’ai pas vues depuis plus de dix ans ?
Erwan aurait voulu esquiver toute explication mais il n’était pas en position de force et il avait encore pas mal de questions. Il se racla la gorge et se décida pour un petit briefing :
— Au moment de son accident, Isabelle se faisait appeler Éric Katz et pratiquait la psychanalyse à Paris, déguisée en homme. Elle avait récupéré des patients de son ex-mari. On peut même supposer qu’elle se prenait plus ou moins pour lui. Ça vous étonne ?
— Non.
— Comment peut-on laisser de telles personnes dans la nature ?
— Je refuse de discuter avec vous de tels problèmes, cingla Lassay en reprenant une inflexion hautaine. Vous êtes en train de juger un siècle de recherches, d’expertise, de connaissances psychiatriques et…
Erwan sourit — il avait des munitions :
— Par ailleurs, nous avons découvert qu’Isabelle, qui n’était pas présente aux obsèques de son ex-mari et de ses enfants, est revenue plus tard au cimetière pour exhumer leurs corps.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Elle les a éviscérés puis les a embaumés à l’égyptienne, à coups d’onguents et de bandelettes. Elle allait les visiter régulièrement, dans leur caveau des Lilas.
Le psychiatre plongea la tête entre ses mains dans un geste un peu trop théâtral.
— Pourquoi me racontez-vous tout ça ? fit-il en relevant les yeux.
— Quand avez-vous vu pour la dernière fois Isabelle Barraire ?
— Dans les années 2000… au moment de leur divorce.
Cela n’avait duré qu’une micro-seconde mais Lassay avait hésité. Il mentait et c’était derrière ce mensonge que se cachait l’information qu’Erwan était venu chercher.
— À ce moment, où était-elle soignée ?
— Mais… je n’en sais rien.
Erwan devina soudain ce qui s’était passé : après Hussenot qui avait interné son épouse dans sa propre clinique, Lassay l’avait accueillie dans son UMD.
— Vous le savez très bien, hurla-t-il en frappant la table du plat de la main, pour la simple raison que c’est vous qui vous êtes occupé d’elle, ici même, à Charcot !
Lassay se rencogna dans son fauteuil et vira au rouge. Erwan tenait sa connexion entre la cinglée nazie et le nganga blanc.
— C’est Philippe qui m’a demandé de la prendre en charge après le divorce, murmura enfin le médecin. Elle devenait dangereuse pour les enfants.
— Quand est-elle entrée ici ?
— En 2003.
— Combien de temps y a-t-elle séjourné ?
— Je dirais… trois années.
Erwan était sidéré : plus rien d’étonnant à ce que tout ce petit monde se connaisse.
— Elle a fréquenté Thierry Pharabot ?
— Bien sûr que non !
Lassay s’était redressé, comme propulsé par l’indignation. Le psychiatre en faisait décidément beaucoup. Quelques secondes passèrent, dans un silence quelque peu ridicule.
— Je vous l’ai dit, reprit-il plus calmement, Pharabot n’avait pas de contact avec les autres patients. D’ailleurs, Isabelle n’était pas soignée du côté des malades dangereux. Elle est toujours restée à l’hôpital proprement dit : où nous sommes maintenant.
Nouveau mesonge. Resserre la bride .
— Docteur, nous avons la preuve qu’Isabelle connaissait Thierry Pharabot. Et sans doute l’homme qui a tué à Paris en septembre.
— C’est impossible.
— Plus tôt vous me direz la vérité, plus vite on limitera les dégâts.
Lassay s’était de nouveau ratatiné dans son fauteuil, au point de disparaître derrière ses piles de dossiers.
— Docteur, répéta Erwan plus fort. Tôt ou tard, j’obtiendrai ces infos. Autant gagner du temps et que ce soit vous qui me les donniez. Ça constituera un gage de bonne volonté.
— Vous m’accusez de quoi au juste ?
— De rien encore mais si vous continuez à me balader, je pourrais vous coller sur le dos une complicité de meurtres…
L’autre secoua la tête, l’air perdu :
— Dans notre domaine, les recherches avancent parfois très vite. Les molécules…
— Pas de digression.
— C’est le cœur de l’histoire. Grâce aux médicaments, Isabelle a montré des signes d’amélioration et je… j’ai fini par la prendre à mes côtés.
Erwan marqua sa surprise :
— Elle a travaillé avec vous à Charcot ?
— C’était très informel… Mais sa collaboration donnait d’excellents résultats. Isabelle était une psychiatre brillante. Son approche était…
— C’est comme ça qu’elle a connu Pharabot ?
— Je n’étais pas toujours avec elle, éluda le psy. Thierry était un cas particulier et très peu de membres du personnel avaient le droit de l’approcher. À la faveur des visites, peut-être…
Lassay essayait de noyer le poisson mais Erwan laissa courir. Le médecin avait pris des risques inconsidérés. Provoquer une rencontre entre Barraire et Pharabot, c’était craquer une allumette dans un arsenal de poudre.
À partir de là, on pouvait tout supposer. Fascination d’Isabelle pour l’Homme-Clou. Réveil du monstre au contact de la belle. Initiation à la magie yombé. Conspiration fétichiste derrière les barbelés de Charcot. Et même aller plus loin. Avait-elle été approchée par Kripo pour faire passer des messages au détenu ? Le contraire ? L’Homme-Clou avait peut-être, par l’intermédiaire d’Isabelle, piloté une nouvelle série de meurtres. Ceux de septembre ? Non. Pharabot était mort en 2009. Mais Barraire constituait tout de même une fenêtre ouverte sur un nouveau cauchemar. Admirez la vue .
— Jusqu’à quand est-elle restée près de vous ?
— 2006. Quand Philippe s’est tué en voiture avec ses enfants, elle a disparu.
— Vous n’avez pas cherché à la revoir ?
— Bien sûr que si. J’étais inquiet. Je vous l’ai dit : grâce à un protocole spécifique, elle allait mieux mais à la mort de ses enfants, elle a stoppé son traitement. Je l’ai appelée, cherchée, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour renouer avec elle. Elle n’a jamais répondu…
Une nouvelle évidence s’imposa à l’esprit d’Erwan :
— Depuis quand couchiez-vous avec elle ?
Lassay se mit debout comme si son fauteuil était un siège éjectable. Tremblant de colère, les poings serrés, il semblait chercher quelque chose à casser. Il paraissait en même temps d’une grande vulnérabilité. Erwan avait touché la corde sensible.
— Je… je vous interdis…, bredouilla le médecin.
— Je vous pose simplement une question.
Le psy se mit à marcher dans son petit bureau : trois pas dans un sens, trois dans l’autre…
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