— Et surtout, tu le quittes pas d’une semelle, compris ?
— Vi, chef.
— Au rapport demain soir.
— Et pour l’avion ?
Qui disait retour à Lubum disait renvoyer un appareil dans la brousse.
— Tiens-moi au courant, j’aviserai.
Il raccrocha avec humeur. L’affaire lui avait déjà échappé. Erwan n’en ferait qu’à sa tête. Le Banyamulenge n’agirait que selon ses intérêts immédiats. Quant au conflit armé, il ignorait de quoi demain serait fait…
— Patron ?
Le déluge se calmait, aussi brutalement qu’il avait démarré. Grégoire reconnut, à travers la toile, la silhouette de Michel, courbé en deux — derrière lui, les autres ranimaient déjà le feu à coups d’essence et de charbon de bois, tous protégés par une feuille d’arbre géante sur la tête.
— Ça va mieux ? demanda Morvan quand la Touffe pointa son nez entre les deux pans de toile, avec les yeux rouges d’un lapin albinos.
— J’ai pris mon remède.
— Nivaquine ?
Michel lui montra un joint de la taille d’un entonnoir.
— C’est le Seigneur qui t’envoie ! clama Morvan en tendant les doigts.
Sur la place de l’Île-de-Sein, au croisement du boulevard Arago et de la rue Saint-Jacques, il y a chaque soir d’hiver un attroupement d’une centaine de personnes. Pas de lumière, pas d’abri, aucune explication. On dirait une manif, mais sans cause ni banderole.
Gaëlle était souvent passée devant, en taxi, en Vélib ou même dans la berline de papa. Cette foule obscure, figée, qui semblait faire la queue alors que des panaches de fumée s’élevaient au-dessus des têtes l’avait toujours intriguée. Aujourd’hui, elle marchait vers elle. La nuit noire et dure, le trottoir couvert de mica luisant, les yeux brillants des reverbères. Les Restos du cœur. Elle ne connaissait que le nom et l’associait vaguement à des spectacles de variétés pathétiques. Maintenant, elle était au cœur du dossier.
On distribuait des tickets, on tendait la main, on tenait des assiettes et des gobelets, chaque geste paraissant englué dans l’odeur de bouffe et de graisse. Elle se détestait de réagir ainsi — petite-bourgeoise née dans la soie et le dédain. « C’est ma nature… », disait le scorpion de la fable.
Gaëlle dépassa la file d’attente et repéra celle qu’elle cherchait derrière un comptoir, louche à la main. Cheveux filasse, veste de treillis, silhouette asexuée : elle aurait pu facilement passer dans l’autre équipe, côté indigents.
— Salut, fit Gaëlle, sous sa capuche bordée de fourrure.
— À la queue comme tout l’monde, répondit l’autre sans lui jeter un regard.
— Je suis la fille de Grégoire Morvan, la sœur d’Erwan.
La fille lui lança un coup d’œil oblique et parut la reconnaître aussitôt :
— Qu’est-ce que tu fous là ?
— Je voudrais te parler.
L’autre ne répondit pas et observa les alentours, cherchant sans doute les deux cerbères censés coller aux basques de Gaëlle. Elle est au courant de tout .
— Attends-moi là-bas. J’en ai pour dix minutes.
Le tutoiement était explicite : elle ne devait pas être beaucoup plus âgée que Gaëlle mais elle la prenait pour une gamine. Pour être plus précis : une fille à papa qui faisait chier son frère au quotidien avec ses passes, ses fugues et ses tentatives de suicide.
Gaëlle s’exécuta sans broncher. Elle s’écarta et alla fumer une cigarette près d’un banc où des crevards mangeaient en silence. L’air semblait près de se fissurer comme une couche de glace trop mince. Les deux malabars piétinaient le bitume, à cent mètres de là. Toujours à l’abri sous sa capuche, elle fit quelques pas, éprouvant une curieuse sensation de réconfort.
Elle se remettait seulement de sa frayeur de l’après-midi. Surprise par Katz, elle avait prétexté une crise d’angoisse pour légitimer sa visite. Le psy avait paru gober le mensonge et l’avait encouragée à contacter son confrère. Il n’était plus, désormais, son thérapeute.
Cette histoire lui avait servi de leçon. Si elle voulait poursuivre son enquête, elle avait besoin d’aide. Et pas de n’importe laquelle : celle d’un flic, habilité à mener des recherches indiscrètes et à violer des secrets. Des keufs, elle en connaissait beaucoup : elle avait grandi parmi eux, les avait côtoyés, avait appris à les comprendre. À chaque Noël, il y avait toujours un ou deux flicards paumés chez ses parents, en rupture d’épouse ou en délicatesse avec leur hiérarchie, qui ne savaient pas où mettre, ce soir-là, leurs petits souliers.
Elle avait aussitôt songé à Audrey, la cinquième de groupe d’Erwan. Les rares fois où son frère lui parlait de son équipe, c’était ce nom qui revenait : « Mon meilleur gars est une femme. »
Elle avait appelé un numéro qu’Erwan lui avait donné « en cas d’urgence » et était tombée sur un dénommé Kevin Morley. Le flic lui avait expliqué où trouver Audrey Wienawski : chaque mercredi, elle faisait du bénévolat aux Restos du cœur.
— Qu’est-ce que tu veux ?
La fliquette se tenait devant elle, en train de se rouler une cigarette. Le ton était agressif : elle lui consacrerait le temps de fumer sa clope.
Gaëlle commença à parler mais l’autre l’interrompit :
— Je sais qui tu es, ce que tu fais.
Puis, sur un ton radouci :
— Je sais ce qui t’est… arrivé.
L’agression à Sainte-Anne, l’affrontement chez Erwan. Gaëlle profita de la brèche.
— C’est pour ça que je voulais te voir…, fit-elle en passant au tutoiement à son tour.
Elle raconta les évènements des derniers jours. La reprise de contact avec Katz. L’invitation à dîner. L’épisode du sac.
— Et alors ?
— Ce sont des choses que les psys ne font pas.
— Celui-là est peut-être différent.
— Tu ne comprends pas : c’est une discipline fondée sur des règles très strictes. Le thérapeute n’est pas là pour sonder ta vie mais pour que tu le fasses toi-même. Il ne peut interférer. Déjà, l’invitation à dîner était chelou. Mais le coup du sac révèle une autre vérité : Katz cherche quelque chose.
Audrey tirait sur sa cigarette, ne cessant de lancer des regards aux SDF qui mangeaient aux quatre coins de la place. Parfois, elle jetait aussi des coups d’œil aux gardes du corps qui semblaient intrigués par cette conspiration de femmes.
— Pendant le dîner, de quoi vous avez parlé ?
— De tout et de rien.
— Il t’a interrogée sur ta vie ?
Cette fliquette n’avait jamais foutu les pieds chez un psy.
— Je l’ai vu deux fois par semaine pendant une année. Il sait déjà tout de ma vie.
— Il t’a draguée ?
— Il m’a proposé son amitié. C’est encore plus bizarre.
Audrey acquiesça, une lueur admirative dans la pupille — la beauté de Gaëlle n’inspirait pas toujours l’irritation chez les autres femmes, souvent un respect silencieux, un fatalisme résigné.
— Accouche, fit-elle au bout de quelques secondes. Dis-moi ce que t’as en tête.
— Je veux savoir ce qu’il cherche. Pourquoi il essaie de se rapprocher. (Elle ralluma une cigarette.) J’ai passé ma vie chez les psys. Je m’en suis toujours méfiée. Des êtres froids et manipulateurs, des pervers toujours avides de cas singuliers. Katz veut peut-être m’ajouter à sa collection.
— Dans ce cas, il t’aurait gardée comme patiente, non ?
Audrey marquait un point. Gaëlle fit quelques pas autour d’un réverbère. Les bruits de mastication, les grognements des clochards lui paraissaient s’amplifier.
— Peut-être voulait-il m’observer sous un autre angle…
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