Grégoire se souvenait vaguement d’une larbine aux manières policées. Mi-noire, mi-blanche, cent pour cent docile. Malgré ses prières, tous les habitants de Lontano n’étaient pas morts. Combien son fils allait-il encore en dénicher ?
— Qu’est-ce que ces Belges ont fait ? hurla Erwan à travers les interférences et les roulements de l’orage.
— À la fin du XIX e siècle, ce sont eux qui ont construit le chemin de fer et…
— Parle-moi de leur faute.
Morvan soupira. Il y avait prescription pour ce versant de l’histoire : autant donner un os à ronger à son fils.
— On a dû te dire que le chantier avait été le plus sanglant du siècle, que les cadavres des ouvriers étaient fondus dans les rails, que le ballast était composé d’ossements humains émiettés.
— Ce genre de trucs, ouais.
— Des conneries. En revanche, à cette époque, les Blancs ont commis un meurtre. Un sorcier yombé s’est opposé au développement de la voie ferrée. Le chantier passait sur son territoire. Le marabout s’est installé sur la piste et n’a plus bougé. Il lançait des imprécations, jetait des sorts aux ouvriers : plus moyen d’avancer. Les Belges ont dynamité la colline au-dessus de sa tête et l’ont enseveli vivant. Les bulldozers ont fait le ménage.
— C’est ça, leur faute originelle ?
— Y en a sans doute eu d’autres. Mais enterrer vivant un féticheur, au Bas-Congo, c’était pas une bonne idée.
— On m’a dit justement que ces Blancs craignaient la magie yombé.
— C’est vrai, mais sur ce coup, ils se sont crus les plus forts. Ces familles avaient une conception très spéciale de l’intégration. S’ils en avaient eu le pouvoir, ils auraient imposé un apartheid, façon Afrique du Sud.
— On m’a aussi parlé d’inceste.
Morvan éclata de rire :
— Je suis sûr que t’as vu des photos des Salamandres. La vérité saute aux yeux : ces filles étaient issues du même sang. Quand j’ai connu ta mère, elle souffrait déjà d’hyperthyroïdie, une maladie liée à l’hérédité, son frère était fou et sa sœur mourait de sclérose en plaques. Les Blancs Bâtisseurs, c’était ça : une réaction en chaîne de mauvais gènes qu’ils se refilaient de génération en génération. Encore heureux que j’aie apporté du sang neuf dans ce jus de pisse !
Le tonnerre retentit, plus proche. Il pouvait sentir la terre vibrer sous ses pieds. Son fils, à l’autre bout de la connexion, gardait le silence. Il n’était même pas sûr qu’il ait capté l’intégralité de son discours. Peu importe .
— Les Blancs Bâtisseurs ont fini par être chassés du Bas-Congo dans les années 60, relança Erwan au bout de plusieurs secondes. Que s’est-il passé au juste ?
Morvan maugréa mais après tout, cela aussi, il pouvait en parler :
— Un autre meurtre. Une de leurs épouses avait couché avec un Noir. Ça les a rendus dingues. Ils l’ont écorché vif puis l’ont passé dans une machine à broyer les briques.
— Qui a fait ça exactement ?
— On n’a jamais su. Mais les de Creeft sont en bonne position.
— Tu veux dire…
— Tes grands-parents. Après ça, on s’étonne que j’aie rompu avec ma belle-famille.
Erwan ne réagit pas, à moins que la friture absorbe sa voix.
— L’affaire est revenue aux oreilles de Mobutu, reprit Morvan. On venait de découvrir des mines au Nord-Katanga : il a envoyé les coupables là-bas. C’était ça ou il les virait du pays manu militari. Les Blancs Bâtisseurs sont repartis de zéro et ont construit Lontano. C’étaient des salopards mais ils avaient le feu sacré. Pas de meilleurs exploitants miniers dans tout le Zaïre.
Encore plusieurs secondes puis la voix d’Erwan revint en force :
— Quel pourrait être le lien entre ces meurtres et les schémas que laissait l’Homme-Clou sur ses scènes de dépose ?
Morvan frissonna. Il n’en avait jamais douté : son fils finirait par trouver.
— Qu’est-ce que j’en sais ? éluda-t-il.
Erwan éclata d’un mauvais rire :
— Arrête ton cirque, papa. Je me farcis tes obsessions, ta violence, ton acharnement depuis plus de quarante ans. Tu n’as jamais lâché une affaire sans en avoir compris le moindre détail. Parle-moi, tu me feras gagner du temps.
— Pense ce que tu veux. Demain, tu prends les barges ?
Il n’entendit pas la réponse : un craquement venait de déchirer le ciel.
— Fais attention à toi, poursuivit-il. Des rumeurs courent sur des livraisons d’armes. Si c’est vrai, ça va péter exactement où tu seras.
— Je dois continuer mon enquête.
— T’es vraiment plus con que nature.
Il raccrocha avec violence. La seconde suivante, la pluie déferla. La version maousse, en forme de bombardement tiède et translucide. Il se précipita vers sa petite tente et y pénétra à quatre pattes. Il l’avait arrimée à un arbre pour qu’elle ne soit pas emportée par le vent ou la boue. Il remonta la fermeture éclair de la double toile et tomba le cul sur le sol.
Vraiment de quoi rire : un vieux bonhomme de plus de cent kilos qui jouait encore au héros avec ses cartouchières et son chapeau de cow-boy, coincé sous un dôme de toile. Il se faisait penser aux stragglers , ces soldats japonais qui ont continué à se battre aux Philippines parfois trente années après la reddition du Japon.
Au bout de quelques secondes, les paroles de son fils lui revinrent en tête. À ce train-là, la vérité éclaterait dans un jour ou deux. Il saisit son Iridium : il était temps de rappeler à l’ordre sa cheville ouvrière.
— Salvo ? Morvan.
— Vi, chef.
— Tu peux parler ?
— Affirmatif.
— Qu’est-ce que tu fous, nom de dieu ?
— On avance. On s’ra à Ankoro demain matin.
— À quoi tu joues ? Je t’ai dit de lui faire faire un tour en forêt et de rentrer !
— Chef, je suis un professionnel et…
— Ta gueule. Si tu rentres pas dare-dare à Lubum, j’te jure que je vais te botter le cul.
— Mais…
Le Banyamulenge la jouait à l’africaine. Après le pognon de Morvan, il encaissait maintenant celui d’Erwan. Et sans doute profitait-il du voyage pour mener d’autres combines encore…
— Qu’est-ce qui t’a pris de l’emmener chez les de Momper ? Et maintenant Mouna ?
— Chef, c’étaient des opportunités et…
— J’ai l’impression que t’as pas compris ton boulot. Je te paye pour freiner Erwan, pas pour le porter sur tes épaules. Continue comme ça et j’te jure que je te grillerai partout à Lubum !
Salvo ne répondit pas : il pesait le pour et le contre. Fric à court terme, chômage à long terme.
L’orage ne faiblissait pas. La double toile ployait sous la masse de flotte.
— Quelle est la situation avec les rebelles ? cria encore Morvan.
— Pour l’instant, aucun problème.
— Les FARDC ?
— Les barrages habituels.
— Et les livraisons d’armes aux Tutsis ?
— On parle que de ça.
— De quoi, au juste ?
— Lance-roquettes, missiles, mitrailleuses.
— C’est Esprit des Morts qui mène la danse ?
— Lui et ses troupes seraient descendus du Sud-Kivu jusqu’à chez nous. Mais c’est p’t’être que des mensonges…
Qui avait vendu ce matériel au FLHK, les « dissidents de la dissidence » ? Qui avait intérêt à alimenter cette poche de conflits ?
— Demain matin, tu rentres à Kabwe.
— On est presque à Ankoro !
— Tu comprends le français ? Erwan ne doit pas monter plus haut.
— Qu’est-ce que je lui dis ?
— Tu te démerdes.
— Vi, chef.
L’abri ne cessait d’osciller sous la pluie comme si une main titanesque, faite de lianes et de racines, essayait de l’arracher de sa base. À travers le toit gorgé d’eau, Morvan voyait les palmes s’agiter dans le vent avec une étrange lenteur, comme des algues monstrueuses au fond d’une mer de limon.
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