Les Maï-Maï n’étaient pas seulement dangereux, ils étaient fous. Morvan en avait vu se prendre des mortiers sur la gueule en hurlant pour se protéger : Maï mulele ! Maï mulele ! Des incantations censées les rendre invincibles ou invisibles, ça dépendait des jours. Dans les années 60, on racontait qu’ils coupaient les pieds de leurs ennemis puis les forçaient à courir : le vainqueur avait la vie sauve. Des fous.
— Tes terres ? répéta le Noir. Houlà, ma poule. T’y vas fort…
— Tu veux voir mes papiers ? J’ai les concessions, signées par Kabila.
— Pas d’Kabila ici. Pas d’papiers non plus. Ici, y a que ça.
Il fit claquer la culasse de son AK-47 — Morvan remarqua que sa crosse était gravée de l’expression latine Vae victis (Malheur aux vaincus). Les Africains l’étonneraient toujours.
— Qu’est-ce que tu viens faire là, dis donc ?
— M’installer.
Un des guerriers portait sur son épaule un singe — une espèce de boule de poils qu’ils avaient affublée d’un tee-shirt et d’un couteau à la ceinture, simulant une machette. La mascotte du groupe.
— En pleine brousse, par les temps qui courent ?
— J’en ai vu d’autres.
Le colosse s’approcha : il avait compris qu’il n’avait affaire ni à un envoyé de l’ONU ni à un journaliste perdu. Encore moins à un missionnaire ou un martyr d’une quelconque ONG.
— On va d’abord voir ce que tu transportes, reprit-il en désignant les paquetages et les caisses que les porteurs avaient posés au sol.
— Fais comme chez toi.
— Je suis chez moi.
En admettant qu’ils leur laissent la vie sauve, les Maï-Maï repartiraient avec les armes et tout le reste. Morvan n’aurait plus qu’à rentrer à Lubumbashi une main devant, une main derrière. Mais il doutait qu’il y ait des survivants. Tuer ses prisonniers : plus net, plus rapide. À la machette ou étouffés, mais sans bruit.
La fouille commença. Morvan, en quête de solution, analysait chaque détail de la scène. Le chef et son adjoint penchés sur les cantines, trois autres jouant avec leur macaque, déjà distraits, les deux derniers, à l’autre bout du cortège, immobiles, canon braqué sur le convoi. Ses porteurs et ses soldats se tenaient en retrait de la piste, toujours en file indienne. Sans doute espéraient-ils s’échapper au moment du massacre — il y en aurait bien un ou deux qui passeraient entre les balles.
Morvan marcha d’un pas tranquille vers le trio et observa le singe en tee-shirt. Voyant s’approcher le Blanc, l’animal attaqua aussitôt une série de galipettes. Les guerriers rirent en chœur. Difficile d’admettre que ces abrutis à la gaieté bon enfant étaient les mêmes qui violaient des fillettes et mangeaient la chair cuite des bébés.
— C’est un Maï-Maï lui aussi ? leur demanda-t-il en swahili.
Les rires s’arrêtèrent. Dans leurs yeux exorbités, des éclats contradictoires. Haine, méfiance, folie. Et aussi, en guise d’huile sur le feu, la fièvre née de l’alcool ou de la drogue.
— C’est votre chef, c’est ça ?
Le singe continuait ses roulés-boulés.
— C’est ça, tonton ! s’esclaffa enfin un des hommes. Exactement ça. C’est notre chef !
Les autres se mirent à rire aussi. L’onde de gaieté se transforma en hilarité générale, ponctuée par les sauts du singe.
Coup d’œil par-dessus son épaule : Béret rouge s’acharnait sur une des cantines.
— C’est un vrai Maï-Maï, hein ? relança Morvan.
— Le meilleur, patron ! Le meilleur !
Les assassins au cœur léger se frappaient les cuisses. L’animal, excité par la clameur, roulait de plus belle dans les feuilles mortes.
— Alors pourquoi il a pas de Kalach ?
La question les plongea dans une soudaine perplexité. Un sifflement fit tourner la tête à Grégoire : le chef lui ordonnait de venir. Il s’avança sans se presser — chaque seconde gagnée lui permettait de préciser son plan.
— Kisssk’ y a là-dedans ?
Le Noir frappa du pied une des caisses — de mémoire, elle contenait une quarantaine d’armes semi-automatiques.
— Du matériel de prospection. Je suis géologue.
— Ouvre-la ! ordonna le Black.
Morvan jeta un regard derrière lui : un milicien faisait mine de donner son fusil au singe, qui tentait de l’attraper, chaque fois le Maï-Maï esquivait le geste, déclenchant de nouveaux rires.
— Je ne sais plus où j’ai mis la clé.
Le mensonge était faible et le Noir ne s’y arrêta pas :
— Ouvre.
— Je te dis que je sais pas où…
— Ouvre, cousin. Sinon, je la chercherai sur ton cadavre.
Il palpa ses poches. Nouveau coup d’œil vers les autres : le singe venait de saisir l’AK-47. Morvan était certain que ces connards n’avaient pas mis le cran de sécurité.
— Je te jure…, marmonna-t-il, je…
Une rafale lui coupa la parole.
— Putain, qu’est-ce que…, hurla Béret rouge.
Le singe, doigt sur la détente, faucha les trois Maï-Maï. Tout le monde plongea à terre sauf le chef, qui resta pétrifié. Une balle dans la tête : Morvan avait dégainé et l’avait visé en premier. Il pivota et en plaça une autre dans le cœur des deux gardes alors qu’ils tentaient de le viser. Trente ans de tir sportif, ça fait la différence.
Il se retourna, prêt à abattre le singe, mais celui-ci, effrayé par les coups de feu qu’il avait lui-même tirés, avait lâché le fusil pour courir se cacher. Malheureusement, il s’était pris les pattes dans la courroie de la Kalach et n’arrivait pas à s’en dépêtrer. Un vrai numéro à la Charlie Chaplin.
La folie africaine : il n’y a que ça de vrai.
Un Noir bougeait encore. Morvan se précipita et lui fit exploser le crâne. Avançant avec prudence vers le singe qui tournait toujours sur lui-même, il sortit son couteau et parvint à couper la lanière du fusil-mitrailleur. La bestiole partit se planquer derrière un arbre, à quelques mètres de ses maîtres refroidis.
Tout redevint silencieux.
À première vue, les membres de son groupe étaient indemnes. Un putain de vrai miracle . Allongés, ils semblaient prêts à s’enterrer sous les feuilles mortes.
Sept morts, un score en équipe, avec l’aide d’un chimpanzé.
Michel se releva. Il tremblait tellement qu’il ne pouvait plus parler. Morvan n’était pas en meilleur état mais il parvint à ordonner :
— Récupérez leurs armes et leurs vivres.
La guerre était déclarée. Les détonations avaient signalé leur présence aux autres pillards. Donner des munitions à ses soldats. Accélérer la cadence. Atteindre les mines — Cross et ses hommes entraînés — le plus vite possible. Il n’aurait pas chaque fois une telle veine.
En rengainant, il désigna le singe derrière son tronc enliané :
— Filez-lui quelques morceaux de sucre. On lui doit la vie.
Il retrouvait la demeure familiale de Fiesole, sur les hauteurs de Florence, sans plaisir. En réalité, il n’aurait jamais cru y refoutre les pieds. On l’avait installé dans la chambre D’Annunzio — chaque pièce portait le nom d’un écrivain italien, ce qui ne manquait pas de sel dans la propriété d’un analphabète, paix à son âme. Il avait voyagé avec Sofia et les enfants, sans se départir d’un profond malaise. Qu’allaient penser Milla et Lorenzo ? Que leurs parents se remettaient ensemble ? Que la mort de nonno avait effacé les engueulades, les rancœurs ?
Durant le vol, il avait simulé la bonne humeur, la décontraction. Tout ce dont il était dépourvu depuis qu’il avait arrêté la coke. Les courbatures persistaient, les tremblements aussi. Assis à côté de Lorenzo, il l’avait aidé dans ses coloriages et avait passé ses nerfs sur les feutres.
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