Ce n’était plus l’Afrique noire mais l’Afrique rouge, celle du désert et de l’Islam. Malgré la pénombre, pas la moindre parcelle de fraîcheur ici. L’idée même d’une température en dessous de quarante degrés relevait de l’utopie.
Salvo s’adressa à des fantômes dans un nouveau dialecte. La femme acquiesça puis se leva. Petite, courbée, elle lui arrivait à la taille. Elle se mit en marche et ils la suivirent sans un mot.
Ils traversèrent plusieurs pièces, compartimentées par des tissus, de la toile, du linge. Derrière ces parois flottantes, Erwan apercevait encore des silhouettes, des adolescentes, des petites filles, amorphes ou vaquant à des tâches domestiques avec lenteur et précaution. Parfois, on entendait le cri d’un bébé. Sans doute le produit d’un abus sexuel — ou carrément la victime d’un violeur. Certaines convalescentes boitaient ou se déplaçaient avec difficulté. Erwan, lors de ses recherches à Paris, s’était procuré des rapports sur les centaines de milliers de viols commis dans le pays — on parlait d’un par minute. Il savait pourquoi ces femmes étaient infirmes mais il refusa de se souvenir des détails qu’il avait lus.
Dans la dernière salle, une dizaine de spectres étaient assis en cercle, autour d’un brasero sur lequel on préparait du thé. L’ombre s’inclina et parla avec une vieille femme assise.
— Maman Mouna, murmura Salvo.
On s’écarta pour leur laisser une place. Vêtue d’un pagne carmin tissé de motifs dorés, la maîtresse des lieux penchait curieusement la tête d’un côté et n’avait pas les cheveux crépus : sa chevelure grise était simplement ondulée, couverte par un voile sombre qui se déployait sur ses épaules. À la lueur du feu, son visage paraissait sculpté dans une souche de bois noir très dur. Deux rides profondes dessinaient des tenailles sur ses pommettes, se resserrant autour de la bouche.
Présentations. Salvo parlait français, Mouna souriait d’une manière détachée, presque absente. Ses yeux mi-clos paraissaient regarder dans le vide comme une aveugle.
— Elle est d’accord pour te parler, résuma le Banyamulenge en lui donnant une tasse de thé. Mes souvenirs étaient bons : elle travaillait chez les Blancs Bâtisseurs.
— Les autres parlent français ?
— Non.
Tant mieux. Pas besoin de public . Erwan but une gorgée — il n’avait jamais goûté un breuvage aussi amer et sucré à la fois — puis expliqua sa démarche avec malaise : son histoire vieille de quarante ans ne pesait pas lourd parmi ces victimes du présent. La vieille regardait toujours un point mystérieux, sa tête s’inclinant comme celle d’une poupée démantibulée. L’introduction d’Erwan semblait l’amuser — ça la changeait des journalistes et des membres d’ONG.
— Je travaillais chez les Verhoeven, répondit-elle enfin dans un français quasiment sans accent. Une famille importante de Lontano. Le père dirigeait l’Union minière, il était le chef de la ville.
— Que faisiez-vous chez eux ?
— Le ménage, bien sûr. Mais aussi un peu plus que ça… La gestion des repas, les devoirs avec les enfants…
— Où… Enfin, vous parlez un français parfait.
Dans son rire pointa une légère coquetterie :
— Je suis une fille d’évolués.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une invention des Belges. Le chaînon manquant entre le singe, c’est-à-dire l’Africain, et l’être civilisé, c’est-à-dire le Blanc. L’évolué, c’était le mundele-ndombe : le Blanc à peau noire. On savait lire et écrire le français, on mangeait avec une fourchette, on dormait dans des draps. Ça nous donnait le droit d’acheter du vin rouge ! Mobutu a balayé tout ça. Plus question d’imiter les mzungus…
Il l’interrogea sur les meurtres.
— Il y a d’abord eu la fille de De Vos, puis la petite Cornette, puis encore Magda de Momper et Martine Duval. Quand Monika a été assassinée… Verhoeven est devenu fou. Il ne cessait de répéter : « Faut tous les griller ! »
— Et vous ? Il ne vous mettait pas dans le même sac ?
— Non. Le mzungu est toujours protecteur avec ses employés de maison. C’est comme si nous n’étions plus noirs…
— Ces familles venaient du Bas-Congo, comme le tueur.
Elle acquiesça avec une expression de respect : Erwan connaissait son dossier.
— Ils avaient reconnu la magie yombé. La malédiction les avait poursuivis jusqu’au Katanga. L’Homme-Clou était envoyé par les esprits !
Erwan lança un regard à Salvo qui n’en perdait pas un mot. Il avait l’expression d’un enfant à qui on raconte une histoire de sorcières avant de s’endormir.
— Vous voulez dire que les Blancs Bâtisseurs croyaient aux esprits ?
— Ils avaient passé des années dans le Mayombé : comment survivre autrement ?
Erwan remisa cette information dans un coin de son cerveau.
— On raconte qu’ils avaient commis une faute, vous savez laquelle ?
— On ne parle pas de ces choses-là.
— La série de meurtres était un châtiment ?
— Si c’en était un, il était injuste : leurs filles étaient innocentes.
Belle occasion pour revenir sur les Salamandres. Mouna lui répéta ce qu’il savait déjà puis lui proposa quelque chose qu’il n’attendait pas : des images des victimes.
— J’étais passionnée par la photographie.
Elle donna un ordre dans la pénombre. Durant quelques secondes, le silence resta suspendu autour du cercle. Erwan but le nouveau thé qu’on lui avait servi — plus amer encore, et toujours aussi sucré.
Les clichés arrivèrent.
— Les Salamandres ! fit Mouna avec une sorte de fierté dérisoire.
C’était une photo de groupe — non pas seulement les musiciennes mais une dizaine de jeunes femmes qui se ressemblaient d’une manière frappante. Blondes ou rousses, toujours minces, parfois même décharnées, elles portaient des tuniques africaines, des blouses indiennes, des minijupes et tout un tas de bijoux ethniques.
Mouna choisit d’autres tirages et montra au Français, en gros plan, Ann de Vos, Sylvie Cornette, Magda de Momper, Monika Verhoeven… Elles avaient toutes une carnation pâle et sèche, ponctuée de taches de rousseur. Leurs traits étaient fins mais parfois à la limite de la dureté. Leurs os saillaient sous la peau de vélin.
— Leur ressemblance est… incroyable.
Mouna rit en relevant son fichu devant la bouche :
— C’est parce qu’elles sont sœurs.
— Quoi ?
— Enfin, presque… Les Blancs Bâtisseurs refusaient tout mélange avec les populations locales et même les Occidentaux qui n’étaient pas de leurs filiations. Le clan était consanguin depuis des générations. Ils s’épousaient entre cousins, parfois même germains, et des rumeurs d’inceste ont toujours circulé…
Erwan observait les photos et imaginait ceux qu’on ne voyait pas dessus : les pères autoritaires, jaloux de leur sang appauvri, les mères en retrait, anémiées, reines pondeuses au bout du rouleau. À leur façon, les colons avaient reproduit ces lignées maudites de l’Égypte ancienne ou de la Rome antique qui sombraient dans la folie ou s’étiolaient dans les maladies génétiques à force d’endogamie.
Soudain, il aperçut une photo qui lui déchira le cœur : un couple debout sur fond de soleil couchant. L’homme, grand, musclé, arborait une boule afro à la Jackson Five. Grégoire Morvan au faîte de sa jeunesse. Sur ce cliché, il ressemblait plus à un GO du Club Méditerranée qu’à un enquêteur sur les traces d’un tueur en série. Mais le vrai choc provenait du deuxième personnage : une jeune femme élancée, dont la beauté se coulait à la manière d’une ligne de sable clair entre les bras de son homme. Maggie. À elle seule, elle résumait la beauté et la pâleur de toutes les autres. « C’était la plus belle… », avait dit Philae.
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