Maggie, short extracourt, bottes blanches, lui murmurait à l’oreille que même avec cette chaleur, elle était obligée de porter des collants à cause des moustiques et que ces salopards passaient même à travers… Son rire rouge, son timbre rauque. Il s’écartait légèrement et admirait ces taches de rousseur qui lui rappelaient la poudre vitaminée qu’on lui donnait à l’orphelinat — un des rares bons souvenirs de son enfance.
Et maintenant, cette poudre était là, près de ses lèvres. Sa vitamine pour toujours…
Au-delà des chuchotements de Maggie, il percevait les paroles de la chanson : une femme au visage spectral, un plafond qui s’envole, un meunier qui raconte son histoire et un homme qui flotte parmi ses cartes à jouer… Au fil des mots, Morvan songeait à son propre destin : d’une certaine façon, la chanson racontait son histoire, celle d’un homme poursuivi par une femme livide, une de ces créatures qui hantent les poèmes de Verlaine. Que lui prédisait cette musique ? Qu’il n’échapperait jamais à sa malédiction et que la fille pâle le retrouverait toujours.
Et en effet, ce soir-là, elle apparut sur le seuil de la salle de bal.
Sa silhouette se découpait à contre-jour. Elle restait, dos aux néons du hall, à la lisière de la piste. Morvan ne respirait plus. Le présent s’était arrêté. Le rire de Maggie n’existait plus, déjà relégué dans les limbes d’un passé sans intérêt.
Son seul présent se tenait là, à quelques mètres.
Maggie suivit le regard de Grégoire et aperçut à son tour l’arrivante. Elle parut surprise, décontenancée, et déjà vaincue. L’attaque avait eu lieu, à son insu, il y avait très longtemps ou juste une seconde, mais tout était réglé, alors que l’orgue de « A Whiter Shade of Pale » poursuivait son requiem.
Morvan lâcha Maggie et se tourna vers l’autre. Une fille petite et excessivement maigre. Visage en losange, mâchoires prononcées qui se resserraient sur des lèvres charnues. Une douceur enveloppait cette figure sculptée comme celle d’un camée. À Lontano, la tendance était aux cheveux longs et raides — Cathy Fontana portait les cheveux courts. Chez les Salamandres, la rousseur et la blondeur étaient la norme — elle était brune.
— Tu la connais ? demanda Maggie, en essayant encore d’être joyeuse.
Morvan déglutit péniblement et l’abandonna en murmurant :
— Depuis toujours…
La toile s’ouvrit brutalement :
— Patron, faut qu’tu viennes.
Il se redressa sur son matelas — il s’était enfermé dans sa tente pour mieux affronter les démons réveillés par son fils.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Viens.
Il découvrit soldats et porteurs apeurés, groupés autour du feu.
— Ils ont entendu des bruits, tonton.
— Quel genre ?
— Des bruits.
Morvan tendit l’oreille. Rien de spécial. Il ne croyait pas à un animal — la guerre avait fait fuir les grands prédateurs. Plutôt les gars d’une milice. « Les enfoirés t’attendent… », avait plaisanté Jacquot. Maintenant que Grégoire avait abattu le gamin, tout le monde connaissait sa position.
— Qu’est-ce qu’on fait, patron ?
— On va se coucher. Ils ne feront rien cette nuit.
— T’es sûr, patron ? Pasque…
— Dormez. On verra demain.
La Touffe disparut. Dans cette zone, Morvan penchait pour des Maï-Maï, guerriers traditionnels du Congo. Or, il n’y avait pas plus superstitieux que ces connards. Jamais ils ne se seraient lancés dans une attaque nocturne — la nuit était le royaume des esprits.
Il ne rentra pas aussitôt sous sa tente dôme, demeurant plusieurs minutes à s’imprégner des ténèbres, à en capter la respiration lancinante. Il avait déjà oublié la menace — mince tribut à payer pour qui souhaitait pénétrer réellement la chair de l’Afrique. Non, il songeait de nouveau au seul danger qu’il redoutait : ce que son fils Erwan pouvait découvrir. Remonterait-il jusqu’à la Cité Radieuse et au cauchemar qui s’était mis en marche cette nuit-là ?
A près deux heures de piste, ils avaient perdu une roue. Ils l’avaient cherchée, retrouvée, revissée avant de repartir après minuit. Plus tard, un tronc d’arbre les avait bloqués une heure, puis le 4 x 4 s’était enlisé. Erwan avait aidé ses acolytes à placer les plaques de fer sous les pneus alors que l’averse leur labourait le dos. Le reste du temps, il avait tenté de dormir sur la banquette arrière — sans succès : trop de bosses, trop de chocs, trop de sueur. Finalement, mieux valait demeurer les yeux ouverts pour bien profiter de ce voyage fantôme.
Maintenant, le soleil se levait, un vent frais circulait dans l’habitacle et Salvo venait de lui annoncer qu’ils avaient couvert à peine la moitié du parcours.
— On va s’arrêter à Muyumba pour faire des provisions ! clama-t-il.
— On devait pas le faire à Ankoro ?
— Mieux vaut prendre ses précautions.
Erwan capta le message :
— Combien d’heures pour Ankoro ?
— Au moins une journée.
Ainsi, il y était enfin. Le bourbier dont son père lui avait si souvent parlé. Pas d’heure, pas de route, pas de repères. Prendre les évènements comme ils viennent et surtout, bien saisir le sens du périple : c’est l’Afrique qui vous roulait dessus et non l’inverse.
— Et… les barges ?
Salvo eut un geste d’insouciance suggérant qu’il n’y avait finalement pas plus de chance qu’elles soient là-bas aujourd’hui que demain.
Erwan ouvrit sa fenêtre et admira le paysage dans la lumière matinale. Plaines sans fin, vallons qui se perdaient dans la pulvérulence du soleil, arbres dont les cimes se noyaient dans la brume. Chaque élément semblait remonter à une ère immémoriale. Des verts de rizière, des rouges de forge, des jaunes d’étamine : c’était ici que les couleurs étaient nées.
Il songea aux hommes qui avaient conquis — et exploité — cette terre. Il pensa à ces Italiens qui avaient planté une pancarte qui signifiait « loin » dans leur langue et aux Belges qui les avaient suivis, découvrant la richesse des sous-sols.
— Tu connais l’histoire des Blancs Bâtisseurs ?
— Patron, fit Salvo d’un ton d’évidence, j’ai fait la fac de psychologie.
Erwan ne voyait pas le rapport mais attendit la suite.
— Tout a commencé avec Léopold, le roi des Belges, claironna le Noir. Il a envoyé des gars de chez lui, des gars à la dure pour exploiter les terres africaines, collecter l’ivoire, couper les arbres, construire le premier chemin de fer, et bien sûr mater les négros… Au début, les p’tits Blancs, y vivaient comme des animaux. Ils avaient pas de maison, tonton, rien à manger ni rien du tout. Y z’étaient obligés d’enfumer les termitières-cathédrales pour chasser les bestioles et y vivre à leur place.
Avec les cahots de la route, les vrombissements du moteur et l’accent à couper à la machette de Salvo, Erwan pensa avoir mal compris :
— Ils vivaient sous la terre ?
Salvo, hilare, frappa dans ses mains — en même temps, il ne cessait de donner des gifles ou des coups de pied au chauffeur pour l’empêcher de s’endormir — ou parfois même le réveiller.
— Patron, les termitières-cathédrales, c’est des constructions de plusieurs mètres de haut, à ciel ouvert ! Impossibles à briser. Quand on construit une route, on est obligé de les contourner tellement c’est solide. Les Blancs, y vivaient là-dedans, et y creusaient la roche à mains nues pour trouver du minerai…
Erwan avait de sérieux doutes sur l’exactitude des faits.
— Les familles de Lontano, c’était celles de ces pionniers ?
Читать дальше