— C’est juif, si c’est la question.
— Ce n’est pas du tout la question !
— Mon nom est d’origine allemande, l’apaisa-t-il d’un nouveau sourire. Mon père assemblait des voitures à Berlin-Ouest dans les années 60. Ensuite, il est passé chez l’« ennemi », une marque française, je ne sais plus laquelle, avant d’émigrer en France.
— Vous êtes né en France ?
— Presque : en Alsace. J’y ai vécu jusqu’à mes études supérieures.
— Pourquoi avez-vous choisi cette discipline ?
La question lui avait échappé — elle s’était juré pourtant de l’éviter : trop banale. Le métier de psy, comme celui de flic ou de pute, intrigue. Pour une fille de préfet, escort à ses heures perdues, elle aurait pu trouver mieux.
— Je vais vous faire une réponse simple… Pour moi, c’est le plus beau métier du monde.
— Comment le définiriez-vous ?
Il planta ses coudes sur la table — à la lueur de la bougie, son visage osseux prenait des reflets tourmentés.
— Je suis un mécanicien. Je remets des hommes et des femmes en état de marche. Je purge leurs âmes et diffuse de l’énergie positive. Je soutiens l’amour contre la mort.
— Vous êtes un idéaliste.
— Vous pensez que j’ai passé l’âge pour avoir de telles idées ?
— Je ne le connais pas.
— Quarante-six ans.
Les commandes arrivèrent. Sa première moisson de réponses était franche et plutôt satisfaisante. Après quelques explications sur chaque plat (elle jouait à l’affranchie alors que c’était la deuxième fois qu’elle venait là), elle repartit pour de nouvelles questions, toujours avec une pointe d’agressivité :
— Ça ne vous épuise pas d’écouter ces gémissements, ces pensées morbides toute la journée ?
— À vous entendre, je suis un vide-ordures.
— Un peu, non ?
— Je ne suis pas un auditoire, juste une clé. Mes patients se parlent à eux-mêmes.
— Vous aurez tenu un quart d’heure.
— Avant quoi ?
— Me sortir votre bullshit de psy.
Il leva son verre — en fait, sa tasse : ils avaient commandé du thé épicé.
— Vous êtes injuste : c’est vous qui dirigez l’interrogatoire.
Elle l’imita puis but à son tour une gorgée.
— C’est vrai, mais vous me connaissez, non ? Quand je ne suis pas cynique, je suis hostile. Quand je suis ni l’un ni l’autre, c’est que je pleure. Si vous me disiez plutôt pourquoi vous m’avez invitée à dîner ?
Encore une question qu’elle était censée retenir.
— Disons que je veux être votre ami.
— Je suis déçue…, fit-elle en minaudant.
— Vous avez tort : c’est plutôt la preuve que j’ai de hautes espérances.
Elle n’insista pas, de peur d’avoir droit au sempiternel discours sur l’amitié plus forte que l’amour. Elle préféra en revenir aux questions pragmatiques — son quotidien, son job. De ce côté-là, elle resta sur sa faim. Il n’enseignait pas à la fac, n’avait pas de service dans un HP : rien de brillant ni de singulier. Il parlait de son cabinet comme d’un petit commerce.
Pourtant, elle ne se lassait pas d’observer son visage — durant ses séances, la voix de Katz avait toujours été associée au vide et à un plafond fissuré. Maintenant, elle pouvait contempler cet être de chair et d’os — surtout d’os.
Avec un temps de retard, elle se rendit compte qu’elle ne lâchait plus la parole, parlant à tort et à travers. Elle avait l’impression d’avoir bu mais c’était l’effet de l’excitation. La tête lui tournait comme un moulin à prières.
Soudain, le psy l’arrêta d’un geste. Il avait les yeux baissés sur l’assiette de Gaëlle : elle n’y avait pas touché. Au fond, elle aussi passait une épreuve. Dix années d’anorexie et tout ce que Katz savait sur ce problème, c’était ce qu’elle lui avait raconté.
— C’est pas ce que vous croyez, fit-elle en plongeant sa cuillère dans son nasi goreng . Je parle, je parle et j’en oublie de manger.
— Alors laissez-moi parler. Je veux que vous compreniez que ce que je vous propose a beaucoup plus de valeur qu’une relation sexuelle.
Elle porta la cuillère à sa bouche — délicieux.
— C’est ce que disent les hommes aux boudins.
— Gaëlle, je vous connais en profondeur. Cette image du père que vous détestez…
— Ce n’est pas une image, c’est une réalité. Un salopard de…
— Vous ne pratiquez qu’un type de rapport avec les hommes, le combat, et l’arme que vous utilisez est votre corps. Vous en avez fait votre croisade, votre névrose…
— Il faut que je paie la consultation ?
— Écoutez-moi. Je vous offre aujourd’hui un autre type de soutien, de réconfort. Je peux vous aider à briser l’association qui vous constitue : homme/ennemi. (Il sourit.) Je voudrais être, disons, le premier gracié…
Elle but une gorgée de son thé — il était froid.
— Je préférais quand on parlait de vous, se raidit-elle.
— Nous parlons de nous. Je ne dois plus être votre psy ni un homme parmi d’autres, c’est-à-dire une proie sexuelle. Je serai votre ami, tout simplement.
Elle sentit des larmes lui monter aux yeux. Elle ne comprenait pas les intentions de Katz mais sa bienveillance la dégoûtait. De tous les sentiments qu’elle pouvait inspirer, le pire était la pitié.
— Excusez-moi.
Elle se précipita aux toilettes pour pleurer un bon coup. Putain de putain de putain… Pour qui se prenait-il ? Durant une année, il l’avait assommée par son silence et voilà qu’il lui parlait maintenant comme un prêtre.
Quand elle se retrouva devant le miroir des lavabos, elle avait déjà repris le dessus. Dans l’atmosphère mordorée — toujours la touche balinaise —, elle s’observa : petite, vidée, à cran. Ce dîner est nul , se dit-elle. Complètement raté. Vraiment pas de quoi s’arracher les collants. Elle avait oublié son sac : impossible de se remaquiller. Un peu de flotte sur le front, on se pince les joues et on repart… Le temps de remonter les escaliers, elle avait déjà changé d’idée. Il fallait lui laisser une chance. Pour la première fois, un homme lui tendait la main au lieu d’autre chose.
Elle traversa la salle comme elle se serait approchée d’une scène de théâtre, lissant des paumes sa petite robe noire. Elle s’arrêta à quelques mètres de la table, sidérée. Au fond de l’ombre, dissimulé par la table, Éric Katz était en train de fouiller son sac à main.
Le temps qu’elle reprenne sa marche, il l’avait repérée et souriait. Le sac était revenu à sa place, sur le siège libre. Elle aurait pu croire avoir rêvé mais non. Que cherchait-il ? Quel était le véritable but de ce dîner ?
Quand elle s’assit, elle avait retrouvé sa cohérence — c’est-à-dire sa colère et son mépris. Elle souriait toujours, et même plus franchement : elle connaissait mieux ce rôle. Katz lui parlait et elle répondait, avec humour et vivacité. Elle était en pilotage automatique et plus rien de ce qui se passait à cette table ne l’intéressait.
Glacée jusqu’au fond des os, elle avait pris sa résolution : elle l’emmènerait au bout de ses désirs et lui arracherait son secret.
Cet homme cherchait quelque chose — et elle saurait quoi.
« Turned a whiter shade of pale… »
Lontano, 1970. Dans la salle des fêtes de la Cité Radieuse, les accords de Procol Harum résonnaient alors qu’autour de l’hôtel, la forêt pleurait en silence.
Morvan se souvenait encore de la suite harmonique du morceau (celle du Canon de Pachelbel) et du timbre râpeux de l’orgue Hammond. La voix de l’amour, et aussi celle de la mort. Sur la piste, les couples dansaient à l’unisson mais chacun était seul, grisé par ce souffle d’église qui raclait au rythme de la boule à facettes.
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