Erwan décida, le temps de cette conversation, d’admettre la culpabilité de Pharabot pour ce meurtre.
— Pourquoi tu ne m’as pas raconté tout ça la première fois ?
— Pour ne pas t’embrouiller. Ces détails ne t’auraient rien apporté sur le profil du tueur de Paris.
— C’était à moi d’en juger.
— Y a une autre raison, ajouta le Vieux un ton plus bas. Quand Pharabot a tué Cathy, il m’a complètement détruit. Cet automne, le nouvel Homme-Clou a essayé de faire la même chose avec Anne Simoni. J’ai gardé le silence par superstition, pour ne pas tomber dans une spirale que je connaissais bien…
Malgré la distance et les interférences, Erwan percevait un accent de sincérité dans la voix de son père : avait-il tort à son sujet depuis le départ ?
— Parle-moi d’elle.
— Elle est arrivée à Lontano à la fin de 1970. Je l’ai rencontrée à la Saint-Sylvestre, à la Cité Radieuse, un hôtel qui…
— On m’en a déjà parlé.
— Elle bossait dans un dispensaire ouvert aux Noirs, ce qui était à l’époque un vrai acte de foi. Qu’est-ce que je peux te dire d’autre ? Notre relation n’a pas eu le temps d’aller très loin…
— Suffisamment pour que tu laisses tomber Maggie.
— Suffisamment, oui.
Erwan distinguait maintenant, en fond, des cris et des raclements qui faisaient écho à ceux qui l’entouraient. Le bivouac de Grégoire devait valoir le sien.
— Les Salamandres la détestaient.
— Maggie était leur chef : elles ont pris son parti. Elles prétendaient que Cathy était une allumeuse, une fouteuse de merde. C’était faux. Juste une femme d’origine modeste, discrète et dévouée. Une catholique rigoureuse et un peu naïve. Le contraire de ces filles à papa qui m’ont toujours exaspéré…
— On m’a dit au contraire que tu leur collais au cul.
— Je les protégeais. Enfin, j’essayais… À l’époque, je n’avais rien à voir avec le Morvan que tu connais. J’étais moi-même une sorte de hippie. Un gauchiste avec les cheveux longs et des convictions sur tout.
Difficile à imaginer, en effet. Même jeune, maoïste ou beatnik, Morvan devait déjà être un flic dans l’âme, un fouineur infiltré.
— J’ai découvert que les Salamandres étaient toutes des filles des Blancs Bâtisseurs.
— Tu parles d’un scoop. Et alors ?
Il était temps d’exprimer son nouveau soupçon :
— Pharabot avait peut-être un autre mobile.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Les Blancs Bâtisseurs venaient du Bas-Congo, comme lui. Il les avait peut-être connus là-bas.
— Les dates ne collent pas. Il n’était pas né quand ces familles se sont installées à Lontano.
— Quelque chose qui concerne ses parents ? Ou la sorcellerie ?
— T’es en plein délire. Le fumier a choisi les Salamandres parce qu’elles étaient les filles les plus en vue de Lontano. En les transformant en fétiches, il obtenait plus de puissance… c’est tout. Tu me fais perdre du temps et de l’argent. Tu sais combien coûtent ce genre de communications ?
Erwan passa outre :
— Philae m’a dit que les filles se défonçaient beaucoup.
— Et alors ?
— Elle m’a parlé d’acides, de LSD. Où se les procuraient-elles ?
— Il y avait des filières. Lontano était une ville moderne. Où tu veux en venir ?
— Elles prenaient peut-être des risques pour se fournir…
Des portières claquèrent dans son dos. Erwan se retourna. Les sacs étaient dans le coffre, le chauffeur au volant, Salvo côté passager. Ne manquait plus que lui. Il frissonna. Il avait peut-être déjà chopé la crève dans ce climat d’éponge.
— Je suis sûr que t’as creusé cette piste.
— Elles allaient chercher leur came le soir, admit son père après un bref silence. De l’autre côté du fleuve. C’est comme ça qu’il les surprenait en effet. T’es content ? Qu’est-ce que ça t’apporte aujourd’hui ?
— Mon idée…
— Quelle idée, à la fin ? explosa Morvan. J’ai interrogé tous les trafiquants à l’époque, j’ai surveillé les allées et venues de chaque fille dans les ghettos noirs, j’ai passé mes nuits à planquer sur le bac, tout ça pour rien. Je n’ai jamais réussi à le surprendre. Aujourd’hui, Pharabot est mort. Le deuxième Homme-Clou aussi. Pourquoi tu cherches à réécrire l’histoire, nom de dieu ? Pour me traîner dans la merde quarante ans après les faits ?
Erwan ne sut quoi répondre. Son père conclut avec mauvaise humeur :
— N’utilise plus le téléphone satellite pour de telles conneries. Je te l’ai filé pour m’appeler en cas de besoin, pas pour me casser les burnes tous les soirs.
Le Penasar est un restaurant indonésien situé dans le 8 e arrondissement, spacieux et peu éclairé. Bougies, lumières indirectes, objets de bronze et de cuivre, renvoyant des reflets parcimonieux sur les tables et les visages. Le long des murs, des marionnettes wayang derrière des parois de toile projettent des ombres d’une troublante élégance. Pour les femmes, un avantage : le clair-obscur est clément avec les rides et autres imperfections. Pour les hommes, un avant-goût de victoire : on est déjà au lit, ou presque.
Gaëlle avait choisi l’endroit pour une autre raison : les tables espacées ménageaient une vraie intimité. Elle ne voulait pas de témoins gênants pour cette première rencontre. Curieusement, elle se sentait à l’aise. Katz en revanche paraissait hors sujet. Elle savourait ce spectacle — pendant une année, elle avait subi face à lui une situation d’infériorité. Elle tenait là sa petite revanche.
— Vous connaissez l’Indonésie ? attaqua-t-il avec maladresse.
Visiblement pas un habitué de l’exercice. Mais quel exercice au juste ? Pourquoi l’avoir invitée ? La draguait-il ? Tentait-il une nouvelle expérience : la psychanalyse autour d’une table ?
Elle trempa une brochette de poulet dans la sauce satay, la croqua puis haussa une épaule.
— Comme tout le monde : je suis allée à Bali.
Katz sourit en en prenant une à son tour.
— On ne doit pas venir du même monde.
— Ne me faites pas croire que vos amis partent en camping à Palavas-les-Flots.
— Vous seriez étonnée. J’ai beau exercer dans le 16 e arrondissement et avoir des patients plutôt aisés, je viens d’un milieu… modeste.
Allons bon, elle allait avoir droit à une biographie à la Zola. Pas grave . Quel que soit le déroulement de la soirée, contempler son psy dans cette posture était un régal.
— Et votre femme, vos enfants ? Où sont-ils ce soir ?
— Eh bien… (L’air gêné, d’un geste réflexe, il s’essuya avec sa serviette.) Ils sont à la maison.
— Votre épouse, elle sait que vous dînez avec moi ?
— Mais… bien sûr.
— Pas de réflexion, pas d’engueulade ?
Il eut un rire bref :
— Nous ne sommes pas ce genre de couple.
Elle se demandait ce qu’il voulait dire mais préféra continuer à jouer à la boîte à questions :
— Quel âge, vos enfants ?
— L’aîné, Hugo, onze ans. Son frère, Noah, huit.
On vint prendre la commande. Gaëlle décida pour deux, choisissant plusieurs plats à partager.
— Je préfère vous prévenir, reprit-elle sur un ton faussement autoritaire, ce soir c’est vous le sujet.
— Pourquoi ?
— Parce que vous savez déjà tout de moi.
Elle avait remarqué son tic : il se frottait les paumes l’une contre l’autre comme pour les réchauffer, produisant un bruit de feuilles sèches qui lui rappelait Morvan et sa peau de serpent. Pas bon du tout .
— Katz, c’est de quelle origine ?
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