Maintenant, il était seul. Enfin. Par la fenêtre de sa chambre, un songe saupoudré d’or et voilé de brume. Au loin, les dômes et les clochers de Florence, toits rouges, toits roses, rues exiguës regorgeant de chefs-d’œuvre. Plus près, les flancs de la colline, ponctués de palais paisibles qui commençaient à boire le soleil — le festin de lumière s’achèverait en beauté, ce soir, avec le crépuscule, miel ou or, selon l’humeur.
Il baissa les yeux vers le parc : terrasses de grès, piscine à débordement, haies verdoyantes, arbres centenaires… Le tableau atteignait une perfection sans âge, la quintessence de l’Italie. Même les cerbères qui allaient et venaient, sans doute armés, appartenaient à une certaine tradition du pays : mafia, combines, violence.
Loïc ne connaissait qu’un seul autre homme à s’entourer de ce genre de caricatures : son père. Il n’avait pas cherché à le joindre mais Maggie l’avait prévenu. Le Vieux était sans doute bouleversé. Loïc n’avait pas vraiment été choqué d’apprendre qu’ils étaient amis depuis des décennies et qu’ils avaient arrangé en douce le mariage de leurs enfants. Les caïds avaient voulu unir leurs familles comme le faisaient jadis les souverains pour fusionner leurs royaumes. Après avoir éprouvé un coup de chaud — il avait même menacé son père avec un calibre —, il s’était calmé. Au fond, les Anciens n’avaient agi que pour consolider leur patrimoine, c’est-à-dire l’héritage qu’ils leur laisseraient à eux, les rejetons, les bons à rien.
Il chaussa ses lunettes noires pour mieux percevoir les détails du parc. On n’aurait jamais pu deviner que les paparazzis s’agglutinaient au-delà des murs d’enceinte — l’assassinat de Montefiori, c’était le scoop de la semaine. Sous les cyprès, la comtesse donnait des ordres aux domestiques qui mettaient la table — en novembre, on allait pouvoir déjeuner dehors. Grande, fine, serrée dans sa robe Prada, elle ressemblait à une sculpture de Giacometti. Quand on l’approchait, on avait l’impression de pénétrer dans un confessionnal. Elle distillait une lumière sombre et parlait toujours à voix basse.
Les deux sœurs de Sofia n’étaient pas loin, faisant les cent pas le long de la piscine. Sans doute organisaient-elles les funérailles. Nerveuses, diplômées, arrivistes, elles vivaient crispées sur leur iPhone et griffaient les heures de leurs ongles laqués de rouge. Elles avaient toujours détesté Loïc : trop beau, trop cool, trop drogué. Mais maintenant qu’il était libre, peut-être allaient-elles changer d’avis…
Le plus étrange était que personne n’avait l’air bouleversé ni terrifié par la mort du Condottiere. Sa femme et ses filles s’attendaient-elles à une telle violence ? Étaient-elles au courant de certains faits ? Ces questions ramenèrent Loïc à son propre père. Difficile d’imaginer, avec cette méthode typiquement africaine — vol de cœur, cannibalisme : on avait finalement retrouvé des fragments mordus de l’organe —, que le Vieux ne soit pas lié au drame. En tant que victime potentielle ou au contraire, pourquoi pas, commanditaire du crime.
Avant de partir, il avait appelé sa mère. Ces derniers mois, Maggie s’était révélée bien plus avisée qu’une simple femme au foyer persécutée — elle était peut-être même l’alter ego de son mari dans ses affaires africaines. Elle avait joué les effarées et lui avait juré que Morvan, au téléphone, s’était montré rassurant. La comédie continuait.
De son côté, Loïc avait une autre idée en tête : mener sa propre enquête sur le meurtre de Montefiori. Il n’était pas dans la forme la plus brillante pour sonder les faits et établir l’emploi du temps du Condottiere ces derniers jours, mais il parlait parfaitement italien. Fouiller le bureau personnel du ferrailleur. Identifier ses rendez-vous. Repérer les Congolais en villégiature à Florence — impossible qu’un Italien ou un Français « bon teint », même tueur professionnel, se soit mis à la scie circulaire. Tel était son programme pour les prochains jours.
— Tu te souviens de la dernière fois que tu es venu ici ?
Sofia. Elle n’avait pas frappé. Il ne se retourna pas mais se rappela ce dîner où, complètement défoncé, il avait développé l’idée selon laquelle plus une femme est belle, moins elle est apte au travail — pure provocation visant les sœurs de Sofia qui avaient repris les affaires de papa. À l’autre bout de la table, Sofia souriait.
— Et comment que je m’en souviens ! J’ai battu tous mes records ce soir-là.
Elle se plaça près de lui, face à la fenêtre, et observa les serviteurs qui disposaient les couverts sous les frondaisons. Elle s’était changée. Robe légère en mousseline de soie d’un bleu très sombre, qui semblait chuchoter au moindre de ses mouvements. Loïc admira son profil. Son front, son nez parfaits jaillissaient de la ligne verticale des cheveux noirs. Magnifique, mais tout ça ne le concernait plus.
De leur passion à New York, il ne lui restait qu’une seule sensation : à quel point le temps avait filé. Quand ils étaient ensemble, les secondes fuyaient comme les marquages au sol d’une autoroute à pleine vitesse. Ce seul sentiment — peut-être pas de l’amour — les avait grisés, enivrés, jusqu’à la perte de contrôle. Une fois dans le fossé, prisonniers de la tôle fracassée, ils avaient eu tout le temps pour se haïr.
— Combien de jours ? demanda-t-elle soudain.
Loïc, planqué derrière ses lunettes noires, tressaillit :
— De quoi tu parles ?
— Depuis combien de jours tu as arrêté ?
— Comment tu le sais ?
— Je le vois.
— Vingt-trois jours.
Il s’attendait à ce qu’elle éclate de rire mais elle se contenta d’ajouter, les yeux toujours fixés sur les terrasses :
— Tu as besoin de quelque chose ?
— Surtout pas de ton aide.
Elle sourit en silence. La cloche venait de retentir — celle qui d’ordinaire appelle les domestiques mais qui chez les Montefiori sollicitait les convives. A tavola !
Comment filer quelqu’un quand on est soi-même suivie ?
Avant de se lancer dans sa mission d’observation, Gaëlle avait cherché des infos sur Internet à propos de Katz. Elle y avait découvert la chose la plus bizarre qui soit : le vide. Pas la moindre occurrence à son nom. Elle avait appelé les sociétés de psychanalyse : rien. Le conseil de l’Ordre : on avait refusé de lui répondre. Elle avait cherché du côté des facs de médecine : aucun étudiant, encore moins de professeur sous ce patronyme…
Après leur dîner, il l’avait déposée en taxi au pied de son immeuble, encore stupéfiée par la scène du restaurant. Que cherchait-il dans son sac ? Ses clés ? Ses papiers ? Un objet intime ? Des renseignements sur sa vie personnelle ? Ses pseudo-sentiments pour lui lui étaient tombés dans les collants. Tout ce qui lui restait, c’était une boule d’angoisse dans la gorge. Et une bonne dose de curiosité. Elle voulait savoir qui était au juste ce type. Un charlatan ? Un de ces dingues qui s’improvisent médecins et accrochent une plaque de cuivre en bas de leur immeuble ? Un maître chanteur ? Un détective ?
Pas moyen de se souvenir où elle l’avait déniché — dans l’annuaire peut-être ou au cours d’une soirée : la panne de mémoire plaidait pour une version bourrée ou défoncée. « Voici ma carte. » Du reste, il avait pignon sur rue : c’était la première chose qu’elle avait vérifiée. Les Pages jaunes comportaient un « Éric Katz, psychiatre, psychanalyste ». Pourquoi n’était-il référencé nulle part ailleurs ?
Elle s’interrogeait aussi sur sa famille. Sa femme, ses deux enfants. Qu’en était-il exactement ? Elle n’avait trouvé aucune adresse personnelle. Aucun Éric Katz en Île-de-France. Un appartement ou une maison au nom de son épouse ?
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