Ce matin, elle avait pris une décision. Il avait fouillé son sac ? Elle retournerait son cabinet. Le problème était les deux chiens de garde qui lui collaient au train. Pas question de faire le poireau devant son porche. Ses anges gardiens rédigeraient aussitôt un rapport qui alerterait le Vieux.
Elle s’était résolue à une mise en scène : installée dans une brasserie en face de l’immeuble de Katz, elle avait emporté son ordinateur et jouait maintenant à l’auteur inspiré — le genre qui écrit dans les cafés. En réalité, elle attendait que sa cible quitte son cabinet. Ses molosses ne connaissaient pas son visage : ils savaient juste qu’elle était déjà venue à cette adresse.
Enfin, à 18 h 30, Katz sortit de chez lui. Serré dans son imper qui lui donnait l’air d’un espion dans le Berlin d’après-guerre, il passa devant la brasserie sans voir Gaëlle. Elle paya son café et traversa la rue. En route pour la perquise . Sans un regard pour les deux autres, elle composa le code et pénétra dans le hall. En montant les escaliers, elle se remémorait les dernières minutes de sa soirée. Katz avait tenu sa ligne : l’amitié. Il n’avait rien tenté et avait promis de la rappeler au plus vite. Franc comme le cul d’une nonne .
Une fois à son étage, elle sonna. Pas de réponse. La porte d’entrée n’était pas blindée — pendant plus d’une année, à raison de deux fois par semaine, elle avait attendu son tour dans un vestibule minuscule, assise en face de cette serrure. La technique qu’elle avait prévue pour l’ouvrir avait l’air d’une blague : glisser une radiographie entre la porte et l’huisserie puis la remonter jusqu’à faire sauter le pêne. Elle avait vu un serrurier procéder ainsi une nuit où elle avait oublié ses clés. La simplicité de moyen l’avait frappée. Elle avait vérifié le matin même sur Internet. La méthode, classique, avait même un nom : by-pass.
Elle commença sa manœuvre en glissant la pellicule de polyester dans la rainure tout en essayant de secouer la porte. Aucun résultat. Elle reprit ses efforts avec plus d’acharnement. Toujours rien. Elle avait l’impression que le raffut s’entendait dans tout l’immeuble. Un voisin allait pointer son nez, croyant à un cambriolage en pleine journée. Elle…
— Qu’est-ce que vous faites là ?
Gaëlle n’eut que le temps de fourrer sa radiographie sous son manteau et de se retourner : Éric Katz se tenait devant elle, dans son trench-coat ceinturé.
— Je… je venais vous voir, improvisa-t-elle.
— Pourquoi ?
— Laissez-moi entrer, je vous expliquerai.
Le psy s’avança, l’air méfiant, sortit ses clés et se décida à déverrouiller sa porte. Elle pouvait toujours essayer de jouer les passe-murailles : le bâti était en réalité blindé et la serrure comportait au moins trois points.
Quand elle franchit le seuil, elle eut l’impression d’être la dernière femme de Barbe bleue — celle qui voulait entrer dans la pièce interdite.
En brousse, on dîne à 18 heures, comme les vieux.
Assis dans la boue, lampe frontale allumée, Morvan attaqua son chikwangue , boule de manioc verdâtre sentant la merde. Pour faire passer un truc pareil, il fallait l’agrémenter : sauce tomate, piment, épices, huile de palme, n’importe quoi pourvu que ça étouffe le goût de bouse. Rien d’autre au menu : les chasseurs étaient rentrés bredouilles.
Faute d’avoir réussi à atteindre les mines avant la nuit, le plus raisonnable était de s’installer dans une clairière et d’initier des tours de garde. Selon ses plans (il tenait une carte à moitié moisie sur ses genoux, son GPS ayant rendu l’âme), ils parviendraient sur le site dans la matinée.
Il reprit une bouchée avec ses doigts — pâte gélatineuse, goût persistant sous la sauce. Il se sentait fier, malgré tout, d’avoir vaincu les Maï-Maï et de tenir bon face à la brousse. Sous le soleil implacable, dans les marigots où ils s’enfonçaient à mi-corps, parmi les épineux serrés comme des barbelés, il avançait toujours.
Des porteurs s’étaient volatilisés, l’épisode Maï-Maï en avait découragé quelques-uns, un autre avait disparu avec une cantine — des médicaments. Mais a priori , 80 % du matériel était encore de l’expédition. Pourcentage honorable aux deux tiers du chemin.
Morvan jeta un coup d’œil à Michel, roulé en boule au pied d’un arbre géant. Les Noirs d’Afrique centrale souffrent souvent de malaria chronique qui se réveille de temps à autre sous forme de crises de fièvre.
— C’est l’palu… c’est l’palu…, gémissait la Touffe, recroquevillé.
Il fallait attendre que ça passe.
Morvan méditait sur le problème Maï-Maï : impossible de ne pas en croiser d’autres. Ou des pillards d’origine différente. Les coups de feu avaient été comme un hallali : tous les prédateurs du coin étaient maintenant à leurs trousses. Il ne craignait pas les Tutsis, de l’autre côté du fleuve, ni les FARDC, qui n’oseraient pas s’attaquer à eux — les autorisations de Mumbanza et le laissez-passer de Kabongo calmeraient leurs ardeurs. Restaient les bandes sporadiques : Interahamwe, kadogos, insurgés tutsis…
Il n’excluait pas non plus une attaque plus ciblée, signée par les meurtriers de Nseko et de Montefiori. Mais il s’était convaincu que ceux-là attendraient d’avoir localisé les gisements avant de frapper. Il bénéficiait donc d’une forme de sursis — jusqu’au lendemain.
En réalité, ces dangers ne lui faisaient ni chaud ni froid. Toute sa vie, il avait vécu la tête sur le billot. La contrepartie du permis de tuer est celui de mourir. Et finir ici, dans cet enfer rouge, brûlé par les fièvres ou passé à la broche par des rebelles qui pouvaient se transformer en léopards, ça vous avait tout de même une autre gueule que de tirer sa révérence à Bréhat, en peignant des aquarelles ou en glissant des bateaux dans des bouteilles.
Son téléphone sonna à l’intérieur de sa boîte étanche. Il était presque surpris qu’il marche encore. Il ouvrit le caisson : son fils.
— Où t’es ? demanda-t-il sans lui laisser le temps de parler.
— Kayombo. Je vais bientôt reprendre la route. Je serai à Ankoro demain.
— Pas mal.
Il avait posé la question pour la forme : l’Iridium d’Erwan étant équipé d’une balise satellite, il suivait ses déplacements en temps réel.
— Plus j’avance, cingla le fiston, plus j’en apprends. T’as décidément oublié de me dire pas mal de trucs.
— Tu vas pas recommencer.
— Je ne fais que commencer. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de schémas que le tueur traçait sur le sol ?
— Des conneries. Pharabot était taré. Si tu veux t’arrêter à chaque détail, tu…
— Je ne pense pas que ce soit un détail. L’Homme-Clou envoyait des indices. Ses victimes n’étaient pas seulement des minkondis, elles étaient aussi des supports pour ses messages.
— Des messages à qui ?
— Aux Blancs Bâtisseurs, leurs pères. Ces hommes avaient commis un acte dont Pharabot se vengeait et…
— Encore une fois, j’admire ta grande gueule. C’est toi, à quarante ans de distance, qui vas m’expliquer ce que j’ai manqué ?
— Je ne crois pas que tu aies manqué quoi que ce soit : c’est ça le problème. Je crois plutôt que…
Un grondement de tonnerre fit trembler le sol et couvrit ses derniers mots.
— Il s’est passé quelque chose, continuait-il, j’en suis sûr. Et tu sais exactement quoi. Pourquoi ces familles étaient-elles maudites ?
— Attends un peu : qui t’a raconté ces salades ?
— Mon guide d’abord, puis Mouna, une femme qui a longtemps travaillé chez les Verhoeven.
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