— Qu’est-ce que tu sais au juste sur lui ?
— Rien, ou presque. Il exerce uniquement dans son cabinet, rue Nicolo. Pas de consultation à l’hosto, aucune autre responsabilité professionnelle.
— Côté familial ?
— Il aurait une femme et deux gamins mais je n’ai pas pu vérifier.
— Tu as d’autres renseignements, non ?
Gaëlle expliqua qu’elle n’avait rien trouvé sur Internet, ce qui était incroyable, puis, après quelques hésitations, raconta son effraction ratée.
— Tu sais ce que tu risquais ?
— Un coup de couteau entre les côtes.
Audrey éclata de rire face à l’imagination de Gaëlle puis s’arrêta net : elle avait oublié un peu vite ses antécédents.
— Sans aller jusque-là, il aurait pu porter plainte.
— Il ne s’est aperçu de rien. J’ai prétexté une crise d’angoisse. Il m’a conseillé d’aller voir un autre psy et m’a aimablement poussée vers la porte.
— Vous avez prévu de vous revoir ?
— Pas pour l’instant, mais…
— Mais ?
— J’ai peur qu’il me suive, qu’il m’observe… Quand il m’a recontactée, il connaissait déjà l’histoire de Sainte-Anne. Il m’a raconté que l’hosto l’avait appelé. Je suis sûre qu’il mentait : ce mec n’a aucune existence officielle.
Audrey roulait une autre cigarette après s’être assise sur un banc laissé libre par quelques clampins. Bon signe .
— Et ces deux-là ? demanda-t-elle en désignant les molosses en face.
— Les bagnards avaient un boulet au pied, moi j’en ai deux.
— Ils te protègent, non ?
Gaëlle haussa les épaules. Elle craignait une menace beaucoup plus vicieuse. Une intrusion psychologique, une contamination contre laquelle de tels gros bras ne pouvaient rien.
— Tu m’as toujours pas dit ce que tu attends de moi.
— Que tu enquêtes sur lui, avec les pouvoirs dont tu disposes.
— Rien que ça.
Gaëlle se pencha sur la fille en treillis : elle en avait marre de ses petits airs supérieurs.
— J’ai vérifié ce que je pouvais. Je te répète que ce mec-là n’existe nulle part. Il n’a suivi aucune étude. Il n’est attaché à aucun hôpital. Il n’est référencé dans aucune association de psychanalyse.
— Mais il est dans l’annuaire ?
— Dans les Pages jaunes, en tant que psy, mais pas dans celui des particuliers.
— Normal, non, pour un pro ?
Elle acquiesça à contrecœur.
— Comment tu l’as connu ?
Encore un mauvais point pour son dossier :
— Je ne me souviens plus.
— Comment ça ?
— Dans une soirée, je pense. C’est l’explication la plus plausible. Je devais être défoncée, ou sous médocs. J’ai traversé des moments où… disons que je n’étais pas très claire.
Audrey allluma sa clope. Elle paraissait hésiter à s’engager dans cette histoire étrange. Pas un mot sur Erwan, ni sur le Padre : elle savait qu’ils étaient en Afrique.
— Après ce que j’ai vécu ces derniers mois, insista Gaëlle, j’ai de quoi m’inquiéter, non ?
— Donne-moi son nom et son adresse. Je t’appelle dès que j’ai du nouveau.
— T’as mon numéro ? demanda-t-elle en lui tendant les coordonnées qu’elle avait préparées.
— On l’a tous dans le groupe, répondit la fliquette en repartant, les mains dans les poches.
Prends ça dans la gueule .
— Je peux te poser une question ? cria Gaëlle.
Audrey se retourna :
— Quoi ?
— Pourquoi tu fais, enfin, ce… truc tous les mercredis ?
L’OPJ Wienawski lança un regard amusé aux loqueteux dont les ombres étaient brouillées par la fumée des étuves et des conteneurs.
— C’est là d’où je viens. Sans ton frère, j’y serais encore.
Après la conversation avec son père, ils avaient repris la route, direction Ankoro. Les distances et les durées ne signifiaient plus rien. Le voyage qu’ils devaient avoir achevé en milieu de journée n’était toujours pas accompli ce soir et Salvo prévoyait encore quinze heures de route.
Erwan ne réagissait plus. Vingt heures de voiture l’avaient complètement abruti. La cadence irrégulière de la piste l’avait plongé dans une prostration dont il ne sortait, vaguement, qu’au moment des barrages — cash, provisions, et on repart… Assis à l’arrière, il suivait halluciné les difficultés de la progression, les flaques rouges, les feuilles fouettant le pare-brise, les cailloux rebondissant sur le capot, la boue grasse qui les faisait patiner…
On descendait pour installer les plaques de fer sous les roues, pousser, bouffer la terre qui ressemblait à de la chair arrachée. Il fallait aussi couper, soulever, écarter des branches, des troncs, des lianes… Quand on reprenait la route, les courbatures le relançaient à chaque cahot et, bien sûr, toujours pas question de dormir.
Pour ne rien arranger, la climatisation de la voiture était HS. Ils roulaient fenêtres ouvertes, invitant à bord toutes sortes de bestioles. Moustiques, taons, guêpes et d’autres spécimens inconnus, tous de taille monstrueuse… Couvert de répulsif et de crème apaisante, le Français ne sentait plus rien et se disait qu’une de ces saletés l’avait déjà contaminé. Cramponné à la poignée de la portière, il imaginait les parasites proliférer dans son sang et détruire ses globules rouges.
Maintenant, ils roulaient dans les ténèbres. On avait dû refermer les vitres pour cause d’averse. Ça bringuebalait là-dedans comme dans une boîte à outils. La pluie était d’une telle violence qu’on aurait pu croire que la nuit elle-même se brisait en milliards de particules sur la Toyota. Au fond passaient des éclairs évoquant les projecteurs de miradors gigantesques vérifiant que le boulot était bien fait, que le monde avait compris qui commandait.
Ruminant la conversation avec son père, Erwan avait allumé le plafonnier pour observer les photos des Salamandres. Avec leurs chapeaux de paille, leurs fleurs dans les cheveux, leur silhouette androgyne, elles évoquaient des muses à la sauce seventies. Il voyait, en surimpression, les grappes de clous plantés dans leur chair, les éclats de miroir enfoncés dans leurs orbites, les plaies abdominales — là même où le tueur avait volé les organes et placé les cheveux et les ongles de sa prochaine victime…
Erwan était venu ici pour identifier le meurtrier de Catherine Fontana, mais l’infirmière était peut-être bien la septième victime de l’Homme-Clou. En revanche, Pharabot possédait un secret que le flic n’avait jamais soupçonné. Le mobile d’une vengeance… Pourquoi dans ce cas avoir changé de cibles à partir de Cathy ? Ni Colette Blockx, mère au foyer, ni Noortje Elskamp, religieuse, n’appartenaient au clan des Blancs Bâtisseurs. Et pourquoi Pharabot n’avait-il pas tué Maggie de Creeft, la fille d’un des chefs les plus puissants de Lontano ? Pas de symbole plus fort pour toucher les fondateurs de la cité minière.
Il y avait aussi ce dessin tracé sur la terre. La structure atomique d’un minerai, vraiment ? Sa conviction : l’Homme-Clou envoyait un signe aux maîtres de la ville. Pour se faire identifier ? Arrêter ? Ou simplement leur rappeler une faute ancienne ? L’idée d’une vengeance ne quittait plus Erwan : il devait découvrir le mobile de Pharabot. Son père, il en était certain, connaissait la vérité mais c’était la dernière personne qui l’aiderait. Quel était le lien entre tous les acteurs de la tragédie ?
Morvan chantait à l’abri d’un réseau de palmes, au pied d’un énorme moabi. Il avait fini le joint — le remède miracle de la Touffe — et planait complètement. À quelques mètres de là, le feu crépitait. Les Noirs avaient tendu une bâche imperméable de l’ONU sous laquelle ils s’étaient regroupés. Les dernières gouttes clapotaient aux quatre coins des ténèbres. Au loin, le tonnerre grondait encore — la nuit se raclait la gorge.
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