— C’est foutu…, murmura Loïc.
Erwan songea au Boston Whaler de Grégoire mais le bateau mouillait à au moins dix minutes à pied, autant dire une éternité, surtout si le tueur avait décidé de rejoindre le continent à la pointe de l’Arcouest.
À cette pensée, il releva les yeux et ne vit plus rien : le Zodiac avait disparu sous la pleine lune — ce qui signifiait qu’il avait filé plein ouest et non vers l’île Sud.
— L’enfoiré…, murmura-t-il. Il retourne au bercail, à Charcot.
Cette conviction appela une autre idée. Il saisit son portable au fond de sa poche. Avant d’abandonner la partie, il voulait tenter un baroud d’honneur.
Sept heures du matin : l’heure du petit déjeuner chez les troufions. Erwan avait composé le numéro de l’école aéronavale de Kaerverec, la K76. Il s’expliqua brièvement auprès du caporal qui venait de décrocher et prononça le nom magique : Bruno Gorce.
Enfin, on lui passa le lieutenant « Progresser ou mourir », le troisième année le plus prometteur de sa promotion.
— C’est Erwan Morvan.
Bref silence, puis un long sifflement, entre admiration et ironie.
— Eh ben, mon canard…
Malgré lui, du fond de sa détresse absolue, Erwan sourit : il retrouvait le salopard qui avait tenté de le tuer à coups de sabots dans les thermes de Kaerverec. Un pur militaire qui voyait la vie en kaki et la mort en tricolore. Une arme de destruction chirurgicale, agrémentée de quelques galons d’or aux épaules — pour sourire au soleil.
— T’appelles pour le match retour ?
— Je t’offre le meurtrier de Wissa Sawiris sur un plateau.
— Qu’est-ce que ça peut me foutre ?
— Le gars qui a poussé di Greco au suicide.
Nouveau silence, qui s’éternisait. Erwan fut pris d’un doute. Un œil à l’écran : toujours en ligne.
— Qui c’est ? demanda enfin le militaire.
— Trop long à t’expliquer. Un cinglé qui compte une vingtaine de morts à son actif, dont la moitié depuis septembre.
— Pourquoi tu t’en charges pas ?
— Ma hiérarchie m’a lâché.
Gorce éclata de rire :
— Tu veux dire qu’elle cherche à t’arrêter par tous les moyens !
— Exactement.
— Et pourquoi je t’aiderais ?
— Parce que le gibier est à quelques kilomètres de ta base.
— Où exactement ?
— Tu viens d’abord nous chercher. On est au pied du phare du Rosédo, à Bréhat.
— C’est qui, « on » ?
— Mon frère et moi.
Nouveau ricanement. S’il avait eu Gorce en face de lui, il lui en aurait sans doute collé une, mais la distance permettait d’éviter le pire et — peut-être — de trouver un terrain d’entente.
— J’ai passé l’âge de torcher des bleusailles.
Erwan se mordit la lèvre pour réprimer une injure. Sous le clair de lune, le décor ressemblait à un négatif argentique. La terre miroitait, la mer frémissait. Le vent lui passait dans la chair. Tout son organisme brûlait d’une amertume acide.
— Gorce, il vient de tuer ma sœur. Dans notre baraque familiale, à Bréhat. Il nous a échappé de peu en Zodiac. Je pense qu’il est en route pour Locquirec. Il va tenter de rejoindre l’UMD Charcot.
— La fabrique des monstres ? demanda le lieutenant sur un ton sinistre.
— C’est de là qu’il vient. C’est là où il a été… créé.
Gorce retrouva une voix claire et sèche — celle de l’appel du matin, au pied du drapeau :
— J’ose pas dire que t’as du bol mais on a un Super Puma en ce moment pour des manœuvres d’entraînement. Tu m’en devras une, ducon. Les bons comptes font les bons ennemis.
Les claquements des pales lui tailladaient les nerfs. La cabine, parois nues, sol de métal, banc central équipé de ceintures, avait plus à voir avec le Cessna où son père avait été tué qu’avec un habitacle tout cuir pour VIP. L’espace pouvait accueillir une douzaine de soldats mais ils n’étaient que huit (en comptant les deux pilotes à l’avant), assis dos à dos, harnachés, prêts à combattre.
Erwan ignorait comment Gorce avait pu faire décoller cet engin monstrueux — un AS332 Super Puma — au nez et à la barbe de ses officiers supérieurs mais il aurait pu remercier Dieu pour ça. Et aussi pour l’efficacité des lascars — entre son appel et l’apparition de l’hélico au-dessus du Boston, il ne s’était pas écoulé vingt minutes.
Si leurs prévisions étaient justes, il était encore possible de choper Pharabot soit sur mer, soit sur terre, avant qu’il ait regagné l’UMD.
Loïc n’était pas sûr du modèle exact du Zodiac ni de la puissance de son moteur mais le fugitif avait une cinquantaine de kilomètres à parcourir, ce qui lui prendrait au moins une heure. Il leur restait donc moins de trente minutes pour le repérer et l’abattre — sur l’objectif final de la mission, tout le monde était d’accord. Pas question de capturer Pharabot ni de lui laisser finir ses jours au chaud dans l’institut, sur fond de bouillons tièdes et de programmes TV.
Gorce, qui scrutait la côte derrière le hublot, abandonna ses jumelles et vint s’asseoir près d’Erwan. Il écarta une oreille de son casque émetteur et cria :
— Les gars que tu vois là sont les meilleurs pilotes de leur promotion. Sur terre, ce sont les combattants les plus fiables sur qui je puisse m’appuyer. Ils se feraient couper un bras pour ma pomme.
— C’est prévu, non ?
La phrase de provocation — allusion au programme no limit et aux automutilations que Gorce exigeait de ses hommes — lui avait échappé.
— Recommence pas avec tes conneries ! cracha le lieutenant en retournant à son poste d’observation.
Erwan acquiesça d’un signe silencieux. Pas le moment de jouer au malin, en effet. Avec Loïc, ils étaient maintenant vêtus comme leurs hôtes : veste et pantalon de treillis de type guérilla, en toile hydrofuge et ignifugée, gilet tactique d’assaut, équipement radio de tête… Il ne leur manquait que le principal : le fusil FAMAS F1 5.56 x 45 mm avec aide à la visée et le calibre de poing HK USP semi-automatique 9 x 19 mm Para. Gorce n’avait rien voulu entendre : les Morvan pouvaient participer à la battue mais ils devaient rester en retrait. S’ils tombaient sur la bête, ils ne pourraient qu’aboyer, c’est-à-dire prévenir les autres par radio. Tout ça n’était déjà pas si mal — et pour dire la vérité miraculeux.
Ils avaient déjà couvert les deux tiers de la distance séparant Bréhat de Locquirec et venaient de dépasser la réserve naturelle des Sept Îles sans apercevoir une embarcation susceptible d’être celle de Pharabot. Le doute : le tueur avait peut-être filé vers la baie de Saint-Brieuc, à l’est ? Dans ce cas, ils lui tournaient carrément le dos.
— On arrive dans la baie de Lannion ! hurla Gorce pour couvrir le fracas des rotors. On va se rapprocher des côtes et descendre. C’est marée basse : ton gars ne peut plus aller très loin. Dès qu’on le repère, on lui chie quelques rafales et on se pose.
Erwan éprouvait une profonde reconnaissance envers le lieutenant — et aussi une forme d’admiration : ce soldat qui avait essayé de le tuer deux mois auparavant avait, sur un coup de fil, balayé tout grief. Il n’aurait pu trouver meilleur partenaire : ses qualités de chef militaire et sa capacité à réagir dans l’urgence, hiérarchie ou pas, étaient exceptionnelles.
— Et si on le repère pas ? demanda-t-il en écho à ses propres incertitudes.
— Ça signifiera que même pour un flic, t’es vraiment plus con que nature.
— C’est tout ?
— Non. Ça peut aussi vouloir dire qu’il est allé plus vite que prévu et qu’il a réussi à accoster aux alentours de Locquirec. On survolera alors la zone et on se le fera dans la lande.
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