Loïc éprouvait un étrange bien-être. Le cimetière de Bréhat se trouvait non loin de l’église Notre-Dame, cerné par un muret au-dessus duquel une crique s’ouvrait, dense et grise comme un lac. La pluie leur accordait un répit mais le vent avait pris la relève.
Des trois enfants Morvan, il était le seul Breton dans l’âme. Il avait conquis cette identité à force de régates, d’expéditions en mer, de beuveries dans les bars. À lui le claquement des voiles dans les yeux, la morsure du sel sur les lèvres : c’était ce qu’il avait eu de meilleur. Aujourd’hui encore, en fin de journée, quand il voyait rentrer des familles d’une randonnée en bateau ou d’un pique-nique au large, il surprenait sur les visages cette lumière particulière que donne la mer aux êtres humains.
Lui aussi avait connu ces retours voluptueux, ces crépuscules d’argent rose. Le problème était qu’il était déjà pas mal bourré et qu’il ne savait plus trop à quoi il devait ces émotions. Il avait admiré tout ça à travers le cul d’une bouteille. À l’époque, il croyait s’élancer vers la vie mais il était déjà en rade.
Un raclement lugubre le secoua dans ses rêveries : on descendait le cercueil. Il s’approcha. Le couvercle verni plongeait dans l’ombre : Loïc ne réalisait toujours pas. Il s’était occupé du moindre détail des obsèques et cela l’avait tenu, paradoxalement, à l’écart de l’essentiel. Sans compter l’aide précieuse de sa famille : coma de la mère, missions commando du frère…
Pour l’heure, cette boîte de bois n’était synonyme que de problèmes logistiques. Même aujourd’hui, il avait fallu chercher des volontaires pour la conduire jusqu’au cimetière — Mahé, le vieux Bréhatin de l’île nord qui s’occupait de leur maison, quelques autres bonnes pommes. Ils l’avaient portée ainsi, à l’épaule, à travers les ruelles étroites du bourg — et sous la pluie, bien sûr. Vraiment la mort du petit cheval .
— Vous voulez dire quelques mots ?
Le prêtre s’était adressé à Erwan — Loïc et Gaëlle avaient déjà prévenu qu’ils ne s’exprimeraient pas. L’aîné fit non de la tête avec son air des mauvais jours. Tout le monde s’écarta de la sépulture, sans le moindre geste d’adieu. Loïc avait prévu que chacun lance une agapanthe sur la bière — il en avait dégoté dans une pépinière — mais Erwan s’y était opposé : « Pas de pathos. » S’était ensuivie une engueulade. Comme d’habitude, le cadet avait capitulé. Après tout, Morvan aurait-il voulu des fleurs sur sa tombe ? Certainement pas .
Les ouvriers apparurent. On scella la fosse. À quoi pensaient les autres ? Ils étaient sans doute comme lui : dans un état second, n’éprouvant que le minimum syndical : le vent, l’ennui, le vide. Les grandes eaux viendraient plus tard. Ou pas .
Loïc observait surtout sa sœur. Elle avait perdu aujourd’hui sa luminescence. Elle affichait un teint gris qui rappelait la tristesse de draps sales, et ses yeux, jadis clairs comme de la glace, s’étaient assombris. Ses pupilles surtout, d’ordinaire taillées comme des diamants, s’étaient fluidifiées. Pas de larmes, non, une sorte de résignation liquide. Mais persistait toujours la grâce des traits : des lignes d’autant plus poignantes qu’elles s’étaient émaciées. Impossible de deviner ce qu’elle pensait ni ce qu’elle éprouvait et il ne voulait pas s’y risquer. Un piège à loup enfoui sous la neige.
Pour Erwan, c’était beaucoup plus simple. Il ne portait pas l’uniforme mais l’esprit y était. Manteau noir, costard de croque-mort. Sa tenue pour les scènes de crime. Il n’avait pas l’esprit militaire mais quand les circonstances le poussaient hors de son champ de compétence — exprimer ses sentiments par exemple —, alors il se caparaçonnait dans son armure et n’en bougeait plus. Son attitude, son expression auraient pu convenir à n’importe quelle cérémonie officielle. Une sorte de monument aux morts, standard et impersonnel. Pourtant, il vint à Loïc une autre image : droit sous la pluie, son frère ressemblait aussi à un paratonnerre qui absorbait les déchirements du clan et les renvoyait sous la terre.
— On y va ?
Loïc s’ébroua : Gaëlle se tenait à ses côtés, son bonnet et sa capuche superposés formant un double diadème sur son front. Il regarda autour de lui : les ouvriers étaient partis, la stèle était en place, pas un péquin ne traînait dans le cimetière. Ils avaient tout de même réussi cette prouesse : personne aux obsèques du célèbre Grégoire Morvan, à l’exception des trois membres valides du clan. « Qu’ils aillent tous se faire foutre ! » aurait dit le Vieux.
Ils auraient dû graver cette épitaphe sur sa tombe.
Les deux frères et leur sœur traversant à vélo l’archipel de Bréhat, ça valait le coup d’œil. Ils sillonnèrent le bourg jusqu’au pont Ar Prat pour rejoindre l’île Nord puis longèrent la baie de la Corderie jusqu’à l’amer du Rosédo, à l’ouest. Ils pédalaient sans dire un mot, alors que le grincement de leurs roues sciait la nuit qui s’avançait. Au loin, on entendait le ressac qui roulait sa mauvaise humeur.
Après l’île Sud, sa végétation méditerranéenne et ses maisons au coude à coude, ils retrouvèrent la lande pure, blocs de granit au garde-à-vous, plaines fluorescentes, où seules les fougères sont décoiffées. C’était la partie que Gaëlle préférait, sauvage et déserte, où le large crache ses vents âcres et un froid à se bouffer les dents.
La balade — trois kilomètres dont pas mal de côtes — les avait réchauffés. Quand ils parvinrent à la maison familiale, le vieux Mahé, Breton typique qui semblait sortir d’un écomusée, les accueillit avec un air désolé. Même lui, le gardien historique de la baraque, n’avait pas osé rester au cimetière.
Il leur avait préparé un feu qui donnait un air rustique à un intérieur qui ne l’était pas du tout. Grégoire haïssait la campagne et il avait équipé sa demeure comme un loft parisien, avec cuisine américaine et électroménager dernier cri. Chacun lui savait gré de cette initiative : pas d’odeur de moisi ni de salpêtre dans les coins, pas de courants d’air glacés ni de draps humides. Le cahier des charges du citadin était strictement respecté : au chaud et au sec.
Côté déco, Morvan avait en revanche cédé à la facilité bretonne : cloisons en bois peint, images anciennes et photos aériennes de l’île aux murs, fatras de bibelots rappelant le large et les corsaires. Gaëlle n’y prêtait plus aucune attention — cette imagerie naïve avait bercé son enfance. Ce qu’elle y décelait était plutôt touchant : la sempiternelle volonté de son père de faire croire à ses racines de navigateur — comme lorsqu’il pilotait son hors-bord Boston Whaler en se donnant des airs de loup de mer.
Après une douche brûlante, elle s’installa dans un fauteuil du salon, face aux bûches qui craquaient comme des os dans la cheminée. L’idée était d’être au calme mais les frères s’engueulaient à nouveau dans la cuisine. Le motif cette fois : la vente de la maison. Erwan, qui n’en était pas à une brutalité près, affirmait qu’il fallait se débarrasser au plus vite de cette « merde à volets bleus » alors que Loïc expliquait que Milla et Lorenzo aimaient y passer leurs vacances.
— Tu veux qu’ils apprennent le breton aussi ?
Gaëlle se leva et enfila un ciré : elle en avait marre d’entendre ces deux coqs jouer des ergots pour surtout ne pas assumer leur chagrin. Elle partit sans même les prévenir et retrouva la nuit marine, aux odeurs de javel.
La pleine lune se levait et on pouvait discerner les profils ciselés des pins noirs sur le ciel indigo. Bréhat sous cet angle avait des airs de paysage japonais. Elle ne la voyait pas encore mais elle sentait la marée basse. La crique derrière la maison exhalait déjà des relents d’iode et de varech. Les vagues refluaient avec des petits rires.
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