Elle traversa le jardin, se prit les pieds dans les dragues à praires et les casiers à crabes (le Vieux se piquait aussi de pêche), monta sur le coteau puis engloba d’un regard le grand cirque de sable humide et de flaques éparses qui miroitaient sous la lune. Seuls les enfants aiment la marée basse — le grand moment de la pêche à pied. Mais elle, elle l’appréciait toujours : le paysage avec ses laminaires échouées, ses vasières béantes avait un côté écorché vif qui lui plaisait. Elle adorait ces heures où la mer tire sa révérence, ne laissant que des effluves de bois mouillé, des relents de sexe triste…
Elle s’assit au sommet du coteau et se roula une cigarette, ce qui lui rappela de nouveau Audrey et sa mort horrible. La seconde suivante, elle se vit abattant les trois ogres dans la chambre suisse. Tout ça lui paraissait parfaitement irréel — et vain. Tant de sang au bord du précipice et que restait-il sinon le vide ? Elle n’était même pas accro de voir Pharabot arrêté ou abattu, comme l’étaient ses deux frères.
Elle fuma sa clope et s’ennuya rapidement. Elle se la jouait toujours misanthrope, limite sociopathe, mais elle s’ennuyait dès qu’elle était seule — et particulièrement dans la nature. Elle se releva et fit le tour de la crique, pour la forme, puis longea les pins qui ondulaient dans le vent. Le plus bizarre était le silence : la mer s’éloignait, il ne restait plus que les pierres. Elle balança son mégot et décida de rentrer — non seulement elle s’emmerdait mais elle avait les jetons.
Quand elle pénétra dans la maison, les deux frères mettaient la table tandis que Mahé s’affairait dans la cuisine. Elle s’y glissa pour boire du thé chaud — toujours prêt dans un thermos. Le vieux Breton se livrait à un vrai carnage dans l’évier : praires, couteaux, coques déjà ouverts s’accumulaient au fond alors qu’il cassait des carapaces de crabes.
— Si vous avez pas envie de fruits de mer, commenta-t-il en envoyant des giclées un peu partout, j’ai aussi pris du boudin.
Gaëlle renonça à son thé et alla vomir dans la salle de bains du rez-de-chaussée, jouxtant sa chambre. Elle se rinça la bouche. La bile lui brûlait encore la gorge et ses parois intestinales semblaient avoir été nettoyées à l’acétone mais elle se sentait légère, vidée, sereine. Elle s’observa dans le miroir : ses traits étaient détendus, épanouis. L’anorexique n’aspire à rien d’autre : se dématérialiser, s’envoler sur une goutte de pluie, comme les fées minuscules des livres d’enfant.
Dîner lugubre. Les deux frangins se faisaient toujours la gueule et elle n’avait pas envie de jouer les médiateurs. Les rares paroles tournèrent autour d’histoires de bateau : Mahé avait sorti le Boston, on se demandait pourquoi, Loïc évoquait des problèmes mécaniques qui survenaient l’hiver, Erwan répondait par monosyllabes, Gaëlle n’y comprenait rien.
Elle pensait qu’on allait se coucher là-dessus mais au moment de se lever de table, Erwan prit un ton d’imprécateur pour ordonner :
— Allons dans le salon, il faut que je vous parle.
Gaëlle se mordit les lèvres, Loïc grogna. Erwan allait sans doute aborder la question de l’héritage : cash planqué en Suisse, actions dans des sociétés obscures, parts dans des mines creusées dans des roches dures — le plus dur étant de prononcer le nom des régions où elles se trouvaient —, le tout sur fond de combines et d’illégalité. Sans compter que Morvan laissait autant de pognon que d’ennemis — il faudrait se battre pour récupérer ce patrimoine.
Or, ils avaient toujours été d’accord : pas question de toucher à cette manne. Aucun d’eux ne souhaitait vivre sur la bête — une bête crevée et honnie. Mais Gaëlle ce soir ne se sentait déjà plus aussi résolue. Elle se glissa dans le fauteuil qu’elle occupait avant le dîner. Pour l’heure, tout ce qu’elle pouvait faire, c’était ronronner près du feu et écouter.
Soudain, une autre crainte : on allait évoquer le coma de Maggie. Débrancher ? Pas débrancher ? Un tel dilemme supposait de mettre ses tripes sur la table et là, ce serait au-dessus de ses forces. On avait évité le mélo au cimetière. Allait-on y avoir droit ce soir ?
Bien sûr, Erwan leur avait préparé encore un autre dessert :
— Vous n’avez jamais su pourquoi j’étais parti en Afrique.
Gaëlle comprit d’un coup que l’inhumation n’avait été qu’une formalité — les vrais bouleversements étaient pour maintenant. Debout près de la cheminée, son frère se mit à parler d’un ton monocorde, presque absent, tout en fourrant des bûches dans l’âtre comme s’il nourrissait la grande chaudière de la vérité.
Durant deux heures, dans un silence scandé par les gouttes de l’averse et le claquement des braises, il leur raconta une histoire insensée sur les origines de leur père. Tout le monde s’était toujours douté que le Padre n’était ni breton ni l’héritier d’une dynastie de chouans, mais personne ne s’attendait à une femme tondue à la Libération, à un petit garçon séquestré, à une mère vicieuse au front gravé d’une croix gammée, se livrant à des sévices sexuels sur son propre fils avant de mourir et de pourrir auprès de son Kleiner Bastard.
Gaëlle était abasourdie, déchirée entre le désespoir de n’avoir jamais compris son père — de n’avoir même jamais soupçonné la vérité — et la honte de s’être toujours plainte, elle, la petite fille à papa. En même temps, elle en voulait au Vieux qui ne lui avait rien dit et à son frère qui aurait dû leur balancer la vérité dès son retour — elle aurait au moins enterré son père en connaissance de cause.
Loïc ne mouftait pas. Il était coutumier du fait — lors des réunions familiales, il cultivait le retrait au point de s’endormir dans son coin. Pourtant ce soir, Gaëlle était certaine d’une chose : il ne dormait pas. Elle sentait sa tension comme un orage qui menacerait de cracher un éclair à travers la pièce.
Erwan enquilla sur l’acte deux. Lontano, 1969. Si cela était possible, l’histoire était plus extravagante encore. L’Homme-Clou, Gaëlle connaissait. Les horreurs qu’il avait commises dans la ville minière du Katanga aussi. La vérité était plus complexe. La septième victime, Cathy Fontana, maîtresse de leur père, n’avait pas été tuée par l’Homme-Clou mais par Morvan lui-même. Du moins avait-il commencé le boulot, achevé ensuite par Maggie et un obscur psychiatre du nom de De Perneke. À cet instant, Gaëlle voulut se lever mais Erwan, toujours debout, eut un geste : « Ne bouge pas. »
Du pur cauchemar — la remise à bateaux où leur propre mère avait torturé une infirmière innocente —, il passa au mélodrame. Cathy Fontana avait un enfant — ce que tout le monde ignorait. Cet enfant était de Morvan. Cet enfant était Erwan.
Cette fois, Gaëlle bondit de son fauteuil.
— Reste assise !
— Non. J’ai ma dose.
— Tu ne veux pas connaître la suite ?
— La suite, on l’a tous vécue, connard.
Elle fila dans sa chambre et se jeta sur son lit sans allumer. Non seulement l’avenir n’existait plus mais le passé non plus. Tout avait toujours été faux, tronqué, manipulé. Elle n’était pas la fille d’une barbouze pour rien. Leur destin n’avait été qu’une longue intox.
Elle plongea son visage dans son oreiller comme pour s’étouffer. Recroquevillée sur la couverture, elle réalisa qu’elle était en mode crise de larmes qui annonçait l’étape suivante : sommeil de mort. Mais non : pas la queue d’un sanglot ni la moindre trace de fatigue. Elle n’était qu’un voltage de souffrance, éprouvant une nausée atroce, comme lorsqu’on se couche complètement bourré et que tout chavire autour de soi. Là ce n’était pas le sol qui tanguait : c’était sa vie. Tous ses repères, déjà fragiles, s’étaient inversés. Son frère n’était plus vraiment son frère. Son père se transformait en victime. Sa mère en meurtrière…
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