— Et s’il atteint l’UMD ?
— On ira le chercher là-bas.
— Même en cas d’otages ?
Gorce éclata de rire :
— T’es sûr que tu veux le choper, ton salaud ? Sinon, on peut rentrer tout de suite.
Erwan se rencogna sur son banc. Il ne devait pas flancher ni se torturer les méninges. Prendre modèle sur ces guerriers qui se lançaient dans l’aventure sans la moindre question.
Il se leva et observa le littoral par un des hublots. Le jour qui se levait prenait le long des côtes des reflets kaki tout à fait appropriés. Les rochers noirs baignant dans des flaques de vase évoquaient des grumeaux de mazout. Laminaires, varech et autres algues jonchaient le sable humide.
Erwan se prit à imaginer Pharabot, avec sa capuche noire et son calibre, courant dans ce paysage désolé. Parfaite sépulture. Mais combien de balles lui restait-il ? Pas moyen de se souvenir du nombre de coups de feu tirés à la blanchisserie et à bord de son Zodiac.
La voix du capitaine le rappela à la réalité :
— On va dépasser la pointe de Locquirec. Y a que dalle…
— Charcot est plus loin.
— Si on n’aperçoit pas le pneumatique maintenant… Putain !
Chacun tourna la tête dans la direction que Gorce désignait, les yeux vissés dans ses optiques :
— Il a abandonné son canot…
Erwan lui arracha les jumelles et fixa le point à trente degrés au sud-ouest. Un Zodiac de moyenne envergure reposait dans une flaque près d’une grosse bouée jaune — le GPS indiquait : « Plage du Moulin de la Rive ». La surface noire et brillante du pneumatique évoquait le corps huilé d’un phoque.
Au-delà d’une ligne brisée de rochers, des coteaux verdoyants protégeaient une route puis des champs de culture. De nombreuses maisons blanches aux toits gris étincelaient aussi parmi les massifs d’arbres, tous volets clos. Aucune trace de Pharabot.
Gorce reprit ses jumelles et s’adressa à sa troupe — il tenait aussi dans sa main un écran GPS, affichant leur position et celle de l’UMD :
— Y a que trois ou quatre possibilités pour remonter jusqu’à l’asile. (De l’index, il désignait plusieurs chemins qui se découpaient, très nets, parmi les surfaces vertes et grises.) On va se poser sur la plage et se déployer par groupes de deux. Inutile de survoler les terres : il peut se planquer dans les jardins des baraques, dans les bois, sous les arbres qui bordent les sentiers. Maintenant, c’est à pied et c’est la chasse au tigre.
Erwan imaginait la tête des locaux quand le Super Puma atterrirait entre les bouées jaunes et les drapeaux de baignade.
— On sait où il va et il n’a pas beaucoup d’avance. Six à sept minutes à tout casser.
— Comment tu peux en être sûr ? demanda Erwan.
— À cause de la marée, intervint Loïc.
— Ton frère est plus doué que toi, persifla Gorce en tendant son écran. Là-dessus, le reflux est calculé à la seconde près. Si on prend comme repère la position du Zodiac, on peut estimer le moment où il a été contraint de l’abandonner.
Erwan la ferma : il était entouré par des guerriers plus efficaces et plus malins que lui, Loïc compris.
— On n’a plus qu’à courir et à le trouver, reprit Gorce. On avance deux par deux, à l’enculette. Les premiers qui aperçoivent l’objectif préviennent les autres. Facile, non ?
— Et nous ?
— Tu comprends le français ? Avec ton frère, vous formez un binôme : on vous largue sur le chemin le plus éloigné, histoire de réduire vos chances de tomber sur le salopard. Si vous voyez la bite à Paulo frémir, radio, et on débarque.
— Il est armé. On doit être équipés…
— Un GPS et une radio, Morvan : c’est tout ce que t’auras. Pas question de te filer un fusil de l’armée pour que t’allumes ton suspect.
Insiste encore — Loïc l’avait prévenu que les pilotes lui avaient pris son calibre. Erwan se pencha et scella son regard dans les yeux du lieutenant, blindés comme des cartouches de M16.
— Gorce, tu sais qui est ce mec, il a…
L’autre fit claquer la culasse du semi-automatique en guise de point final.
— Tu m’as appelé, je suis venu. Maintenant, c’est de notre ressort. Je laisserai jamais un connard de flic intervenir dans une opération militaire. Laisse faire les pros.
L’hélicoptère perdait de l’altitude. Le paysage se précisait. Les forêts de la côte. La route bitumée. Les cultures et les maisons de villégiature. Un véritable labyrinthe.
— On arrive, annonça Gorce. On va descendre voir plus près si j’y suis.
Il fit un geste énigmatique qui déclencha un frémissement sur les bancs. Les gueules des soldats se fermèrent comme on chambre une arme. Erwan regarda son frère qui semblait avoir gagné lui aussi quelques degrés sur sa propre échelle de Richter.
La guerre commençait. À condition que l’ennemi soit là.
Quelques minutes plus tard, Loïc et Erwan crapahutaient à flanc de coteau, se cassant les chevilles sur les cailloux pour atteindre la route du littoral. Ils franchirent la bande de bitume — pas une voiture — puis s’engagèrent sur le sentier qui s’enfonçait dans un sous-bois. Par réflexe, Erwan jeta un dernier regard à la plage où le Super Puma vrombissait encore, soulevant des colonnes de brume d’eau autour de lui. Les soldats avaient déjà disparu.
Après quelques mètres à couvert, les frères retrouvèrent la lande qui ressemblait ici à une autre mer. L’herbe verglacée brillait par endroits à la manière d’une houle huileuse. Des crêtes de granit surgissaient du sol comme des récifs.
Parvenus au sommet d’un nouveau tertre, ils englobèrent le point de vue à cent quatre-vingts degrés : des bois, des champs, des maisons fermées. Pas le moindre humain. Aucune trace des soldats et encore moins de Pharabot. Ils se regardèrent, haletants : ils n’avaient pas froid — merci les treillis hydrofuges — mais ils étaient déjà épuisés.
Ils repartirent sans un mot. Surtout ne pas s’arrêter ni réfléchir. L’écran GPS d’Erwan n’offrait pas plus d’informations qu’une simple carte touristique. Aucune localisation pour Gorce et ses hommes. Aucune indication sur la route à suivre. Seul le point lumineux indiquant l’institut Charcot les guidait — ils se trouvaient à environ un kilomètre de l’UMD, au sud-est de l’objectif.
Erwan prit une décision : en quittant le sentier et en filant à travers champs, ils pouvaient gagner du temps et rattraper la vraie traque. Pharabot ne devait plus être qu’à quelques centaines de mètres de l’unité. Sans un mot, il montra l’écran à Loïc et eut un geste explicite. Ils coururent, faisant craquer l’herbe rêche sous leurs pas.
Une pinède. Leurs pas étaient maintenant étouffés par les aiguilles mortes. Les arbres se tenaient à une distance raisonnable les uns des autres mais leurs branches tissaient un réseau serré qui effilait la lumière comme une toile d’araignée. À cet instant, Erwan se souvint des pauvres bizutés lâchés à moitié nus et couverts de merde dans la lande, poursuivis par Gorce et ses chasseurs. Ils étaient aujourd’hui à peine mieux lotis et s’ils croisaient Pharabot, l’affaire ne se réglerait pas à coups de paintballs.
Soudain, il saisit la vérité : Gorce n’avait jamais eu l’intention de les aider. Il n’avait pas oublié ses idées de vengeance. Il les avait balancés sans arme ni soutien, devinant qu’Erwan serait incapable de renoncer à l’affrontement et se démerderait pour rattraper Pharabot avant qu’il ne gagne l’institut. Un Pharabot armé qui les abattrait sans hésitation. Stratège militaire, Gorce avait abandonné les Morvan à leur sort — c’est-à-dire à leur tueur. Plus que deux…
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