Au bout de la forêt, le paysage changea radicalement. Face à eux s’ouvrait une prairie aux hautes herbes cernée de bois sur ses quatre côtés, où broutaient de grosses vaches paisibles. Cette quiétude lui parut de mauvais augure : une nouvelle invitation à s’endormir sur ses lauriers. Il passa sous les fils barbelés et stoppa Loïc d’un geste, façon service d’ordre.
— Toi, tu restes ici.
— Mais…
Erwan lui donna la VHF par-dessus la clôture.
— Pharabot est peut-être planqué dans le coin. Si tu le vois sortir, tu utilises la radio. Moi, je continue d’avancer.
— Pourquoi tout seul ?
— Parce qu’on ne sait pas où est le salopard. Il peut jaillir de n’importe où, à n’importe quel moment. Pas la peine de jouer à deux aux pigeons d’argile. Quand j’ai atteint la clôture d’en face, je te fais signe et tu me rejoins.
Loïc acquiesça, la mine crispée.
— Reste à couvert sous les pins et surveille la lisière pendant que je traverse.
Sans attendre de réponse, il s’élança, laissant son frère derrière la clôture. En quelques pas, il avait déjà oublié la mer, la plage, les rochers. Il aurait pu être dans n’importe quel pâturage du centre de la France. Tout danger aussi semblait avoir disparu. Sous le ciel bleu qui moutonnait, entouré de bonnes vaches laitières, difficile de se convaincre qu’on était la cible d’un tueur psychopathe. Pour l’instant, le risque principal était de mettre le pied dans une bouse.
Pourtant, une fois au milieu du champ, il ralentit, se sentant à nouveau surexposé — et même épié. En même temps, il était encore à près de deux cents mètres des bois. Impossible d’être atteint à cette distance.
Il repartit vers la clôture d’en face, se rapprochant par voie logique d’un possible danger. Mais au fond, quelles chances avait-il de tomber sur Pharabot ? Aucune, à moins que le tueur ait décidé de faire un pique-nique sur leur route.
Parvenu aux barbelés, il avait perdu toute détermination. Il se baissait pour passer la clôture quand une balle le frappa en pleine poitrine.
Erwan fit un tour sur lui-même, bizarrement sans chuter. Il voulut se mettre à couvert mais ne parvint qu’à chanceler. Qui avait tiré au juste ? D’où ? Il songea à Gorce et ses talents de sniper. Non, pas Gorce : son code d’honneur lui aurait interdit de le tirer comme un lapin.
Il prit appui sur le fil barbelé alors qu’une douleur suffocante lui déchirait le torse.
Deuxième balle.
Il fut projeté en arrière et tomba sur le dos. La détonation résonnait dans le soleil. Loïc avait dû l’entendre. Et alors ? Tout ce qu’il pouvait faire, c’était prévenir Gorce par VHF et rester planqué. Combien de minutes pour rappliquer ? Deux ? Trois ? Cinq ? Dix ? Largement le temps de mourir.
Erwan groupa son corps et progressa à quatre pattes vers la clôture. Se cramponnant à un poteau, il sondait l’orée de la forêt — Pharabot se planquait à quelques mètres, il en était certain. La douleur irradiait dans sa poitrine. Il n’avait toujours pas regardé sa blessure. Il cherchait plutôt à se souvenir si son gilet tactique possédait des propriétés antiballes. Il porta enfin sa main à son torse. Les plis du tissu, visqueux et chaud : trempés de sang.
Des bruissements de feuilles lui firent lever les yeux. Thierry Pharabot venait de surgir, à une dizaine de mètres sur sa droite. Il tenait encore son bras plié, coude en retrait, façon cow-boy. Il avait tiré à couvert des bois et sa précision révélait une vraie expérience des armes à feu — les beaux restes de son passé de chasseur au Zaïre.
Par réflexe, Erwan rentra la tête dans les épaules et vit Pharabot se glisser sous les fils barbelés. Durant une fraction de seconde, il songea à un catcheur montant sur le ring. Le match du siècle .
Il se laissa retomber sur le flanc droit, bras serré sur son ventre, et regarda son adversaire s’avancer lentement. Sa gueule n’avait rien à voir avec le portrait qu’avaient donné les spéculations du logiciel de vieillissement. Il portait de grosses lunettes, modèle Sécu. L’œil droit, démesurément agrandi, paraissait près de sauter de l’orbite. L’autre au contraire, à demi fermé, semblait avoir été enfoncé à coups de poing. Toute chair avait quitté ce faciès, offrant un relief acéré — pommettes aiguës, joues creuses, mâchoires proéminentes. Le pire était la grimace qui retroussait ses lèvres et découvrait ses dents jaunâtres.
Une autre balle.
Cette fois, le sorcier avait tiré le bras tendu.
Erwan tressauta, sa tête pantelante retomba en arrière parmi les herbes humides. La mort est dans le pré… Épaules au sol, le décompte pouvait commencer. Un, deux, trois… Se noyer dans l’infini des cieux avant de s’éteindre. Quatre, cinq, six… Combien de balles restait-il au salopard ? Sept, huit, neuf… Il apparut dans son champ de vision et occulta le soleil, pointant son calibre juste au-dessus du visage d’Erwan.
Combien de balles te reste-t-il, enfoiré ?
Pharabot appuya une nouvelle fois sur la détente. Un clic en réponse — arme enrayée ou chargeur vide. Il regarda fixement son arme, hébété, puis la balança au loin, attrapant Erwan par le col et le traînant vers la clôture. Il le poussa contre les barbelés, l’enjamba alors que, dans un grognement, il arrachait du poteau le plus proche le fil supérieur de la clôture. Hagard, Erwan nota sa force : le Babadook ressemblait à un clochard délabré mais les vitamines du bon docteur Lassay lui avaient conféré une puissance surnaturelle.
D’un seul geste, Pharabot enroula autour de la gorge d’Erwan son garrot hérissé d’épis métalliques et, appuyant son genou sur son torse blessé, tira de toutes ses forces. Erwan ne percevait plus rien à l’exception d’une douleur noire qui le traversait de haut en bas.
Pharabot tira encore, les deux poings serrés sur le fil. Erwan haletait comme un poisson à l’agonie : son sang ne montait plus jusqu’à son cerveau mais se déversait à hauteur de sa gorge. Il n’allait même pas revoir sa vie en accéléré. Il devrait se contenter de cette sale gueule bavant au-dessus de lui.
Les barbelures s’enfonçaient toujours. Plus moyen de remuer les membres. Le froid de la mort gagnait ses os. Son rythme cardiaque ralentissait. Des formules émergeaient à la surface de sa conscience comme des bulles volcaniques : « La lame a coupé le larynx au niveau de la glotte », « La pointe a percé l’œsophage et les jugulaires externes », « La blessure est située entre les muscles sterno-cléido-mastoïdiens »… Son propre rapport d’autopsie…
Et puis soudain la moitié du visage de Pharabot qui part en débris sur fond de ciel bleu. Chair, os et yeux se dispersent dans la clarté matinale. La pression du câble se relâcha d’un coup. La tête d’Erwan retomba, menton sur la poitrine. Dans un ultime effort, il leva les yeux et aperçut, très net sur le mur des pins au loin, Loïc courant vers lui. Plus net encore : le calibre dans sa main. Celui que les soldats n’avaient en réalité pas trouvé et que Loïc avait conservé en douce pour buter l’assassin de sa sœur.
Erwan s’efforça de ne plus respirer pour économiser ses dernières gouttes de sang. Pas facile . Encore une fois, des mots absurdes envahissaient sa cervelle : « portée de tir », « tenue sur trajectoire », « énergie dissipée », « puissance du vent », et aussi pas mal d’autres termes de balistique dont il avait oublié le sens. Tout un tas de paramètres qui rendaient aléatoire le sort d’une balle tirée à cette distance.
Pas pour Loïc.
Par un prodige de virtuose, il avait réussi à toucher sa cible à plus de deux cents mètres — et pas qu’un peu : le fait qu’il lui ait tout simplement éclaté le crâne signifiait qu’il avait conservé l’énergie maximale de la balle et maintenu sa trajectoire dans toute sa pureté. Loïc avait conclu un pacte avec le plomb et le feu.
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