Erwan s’était concentré sur les éléments objectifs :
— Le mec porte un sweat à capuche noir.
— Le pantalon ?
— De survêtement, avec des rayures sur le côté.
— Combien de rayures ?
— Tu déconnes ou quoi ?
— Trois bandes, c’est Adidas. Une seule, c’est Puma. Deux, c’est…
— J’ai pas bien vu, avait soufflé Erwan. Le mec est aux abois, vous êtes obligés de lui mettre la main dessus.
Le flic avait eu un rire lugubre et avait promis de le tenir au jus.
À 19 heures, les spécialistes du service avaient annoncé à Erwan la bonne nouvelle : pas de dermite en vue ni aucun signe d’intoxication. Néanmoins, par précaution, il devait suivre durant plusieurs jours un traitement à base de charbon de Belloc, d’antitussifs et de collyre. Aussitôt rentré chez lui, il avait rédigé son rapport sur la débâcle de Gennevilliers en essayant de trouver des justifications valables, sinon des excuses à ses agissements. Il avait balancé par mail le document « à qui de droit » et attendait maintenant une deuxième salve d’engueulades. Pour l’instant, pas de retour.
Mis à pied ou mis en examen, la seule chose qu’il pouvait encore faire, c’était s’esquiver le lendemain pour interroger Lassay. Ce serait son baroud d’honneur : s’il n’obtenait rien de ce côté-là, il ne pourrait plus lutter contre son éviction. Les forces de police régulières, espérait-il, choperaient le fugitif et d’autres pros prendraient le relais pour boucler la procédure.
La voix de Sofia résonnait toujours dans le combiné. Dix bonnes minutes qu’il n’écoutait plus. Il connaissait son discours par cœur : elle se moquait bien que Loïc passe sous un train ou que lui-même soit bouffé par des miliciens du Haut-Katanga, seuls lui importaient ses enfants. Or, les deux petits étaient aussi des Morvan et leurs aînés étaient priés de se calmer, ne serait-ce que pour que Milla et Lorenzo aient un père et un oncle présentables.
Erwan argumenta pour la forme. L’échange n’avait valeur que de défouloir — pour elle. Sofia avait beau être née comtesse et faire preuve en toutes circonstances d’un détachement qui confinait au mépris, quand elle s’énervait, elle virait à la Napolitaine hystérique. Elle parut tout à coup se rendre compte qu’elle monopolisait inutilement le crachoir.
— Raconte-moi ce qui s’est passé.
— Pas maintenant. Pas au téléphone.
— Ce soir, claqua-t-elle. Chez moi. Je t’attends.
Elle raccrocha avant qu’il ait pu répondre. Il attrapa une bière dans son frigo en souriant : la comtesse pouvait toujours l’attendre. Il ne disposait que de quelques heures pour retrouver des forces avant de décoller — pas question de dilapider cette mi-temps.
Il allait se coucher quand il éprouva la dernière sensation à laquelle il s’attendait : la faim. Cela lui parut pathétique. On pouvait perdre son père, voir sa mère s’éteindre — il avait appelé l’hôpital Georges-Pompidou : pas de nouvelles, mauvaises nouvelles… — , provoquer des morts innocentes et foirer l’enquête de sa vie, l’estomac, à heures fixes, vous rappelait votre misérable condition organique. En même temps, la dernière fois qu’il avait songé à manger, c’était quatorze heures auparavant et il y avait finalement renoncé.
En temps normal, il serait allé au McDo ou chez le traiteur chinois d’en bas mais il n’avait pas la force de ressortir. La mort dans l’âme, il ouvrit son réfrigérateur et y découvrit — miracle — des œufs, du lait et quelques autres denrées de base que sa femme de ménage lui avait sans doute achetées depuis son retour. Sans enthousiasme, il se lança dans la préparation d’une tortilla à l’espagnole.
Il éplucha et découpa de vieilles patates qui traînaient au fond d’un placard puis un oignon à peine plus récent. Rondelles pour les premières, petits cubes pour le second, le tout dans une poêle crépitante qu’il couvrit. En battant les œufs, il vit dans cette mixture l’image exacte de sa faillite : il aurait voulu participer à la traque du tueur ou découvrir, en relisant encore ses notes, un détail qui permette de le confondre, mais il était parvenu au bout du quai. Plus rien à creuser ni à ruminer. Hormis les visages de morts, dans le désordre : Morvan, Audrey, Salvo, Bisingye, l’ouvrier chinois, la tête coincée dans la porte coupe-feu…
Laissant les patates et l’oignon frémir sous leur couvercle, il fila au salon pour passer encore quelques coups de fil. Tonfa d’abord : le flic était rentré chez lui. Bourré d’analgésiques, il avait déjà commencé sa nuit. Sandoval ensuite : toujours rien. Comment le tueur pouvait-il passer chaque fois à travers les mailles du dispositif ? Bénéficiait-il encore d’une aide ? Histoire de tout verrouiller, Erwan appela Verny pour lui demander de placer discrètement des hommes aux abords de Charcot : après tout, la bête pouvait aussi rentrer au bercail.
Une odeur de brûlé lui coupa la parole. Les patates ! Il raccrocha et bondit dans la cuisine pour s’apercevoir que tout avait cramé. Il allait saisir la poêle quand on sonna à l’interphone.
Sofia se tenait sur le seuil, en manteau et bottes de daim noir, rehaussés d’une grosse écharpe rouge : des éléments si sobres qu’il fallait un deuxième coup d’œil pour comprendre leur sophistication extrême. Un détail : elle qui ne se maquillait jamais avait ce soir la bouche garance, comme si son écharpe y avait déposé sa propre touche. Sofia ressemblait à une fête mais Erwan n’était pas sûr d’y être invité.
— C’était pas la peine de te déranger.
— Sinon, qui l’aurait fait ?
— Je dois me lever tôt pour partir demain matin et…
— Justement, c’est un truc dont on doit parler. Tu ne me fais pas entrer ?
Il s’effaça sans sourire. Le temps qu’elle monte, il avait ouvert les fenêtres pour dissiper l’odeur de brûlé et avait enfilé un jean. Il s’était tout de même inspecté dans le miroir de la salle de bains : yeux d’albinos, gueule gonflée et rouge, peau ravagée par les différentes cuissons de la journée. Horrible.
Mais en la voyant si belle, si inaccessible, il se dit que ce n’était pas grave. Leur relation était de toute façon impossible et chacun devait s’en tenir à son rôle. La belle et la bête. La reine et le primate.
— Quel truc ? répéta-t-il en refermant la porte. De quoi doit-on parler encore ?
— T’as essayé de cuisiner ? éluda-t-elle en désignant les vestiges de sa tentative.
Sans répondre, il gagna le lieu du carnage et alluma la hotte. D’office, il sortit deux Coca Zéro. Sofia partageait sa passion pour les canettes saturées d’édulcorants. Les opercules claquèrent comme deux déclics de culasse.
— Tu veux que je vienne à Bréhat ? demanda-t-elle enfin, une fois assise.
— Quoi ? fit-il, dérouté. Non. Pas du tout. On va… Enfin, Maggie voulait qu’on soit les seuls à…
— Maggie aurait voulu que je sois là.
Il but une gorgée et s’installa sur un tabouret face à elle. Reprends tes esprits .
— Qu’est-ce que tu cherches au juste ? riposta-t-il. Tu détestais mon père. Tu te bats depuis deux ans contre Loïc et je ne sais toujours pas sur quel pied tu veux me faire danser. Qu’est-ce que t’en as à foutre de Bréhat ? Y a encore une semaine, tu voulais détruire nos deux vieux et…
— Y a encore une semaine, ils étaient vivants. En ce moment, tout va très vite. J’essaie de m’adapter.
Elle se releva et ôta son manteau. Elle portait une robe étrange, droite et sombre, dans un genre de tissu éponge. Vraiment bizarre, et en même temps d’une élégance inexplicable. Il changea d’humeur. La présence de cette créature dans son appartement était un signe. Quoi qu’il arrive, il devait poursuivre l’enquête. Passer la nuit sur ses notes. Persévérer jusqu’à ce que l’épuisement l’emporte. Et peut-être même faire l’amour à cette fée en chemise de nuit avant qu’elle ne reparte.
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