À 18 heures, Loïc était de retour avenue du Président-Wilson. Récuré, fripé, vidé, et heureux. Le nettoyage à sec, c’était lui qui l’avait subi et il en sortait ressuscité de ses mornes cendres, tel le Phénix.
Même son regard sur la réalité avait changé. Son appartement lui apparaissait comme un fabuleux écrin de parquets vernis et de toiles magnifiques. La vue sur la Seine et la tour Eiffel le ravissait. Tout était à la même place mais son regard possédait un pouvoir de transmutation — ou simplement de restitution : ce décor superbe, il ne l’avait jamais vu, aveuglé par la drogue puis obsédé par son absence.
Il prit une nouvelle douche, pour se débarrasser des effluves de l’hosto. Sous le jet crépitant lui revenaient ses faits d’armes. Un pressentiment l’avait saisi dans la voiture sur le parking de Gennevilliers, petites foulées à travers la vapeur, plongeon dans les escaliers au moment même où le salopard visait le frangin. Sans réfléchir, il avait bondi sur lui. Un moment de vérité, quelques secondes avaient suffi pour couper définitivement les ponts avec l’ancien Loïc.
Hors de la cabine, il s’observa, nu, dans le miroir au-dessus des vasques. Physiquement aussi la mutation lui paraissait palpable. La couche de graisse dont ses heures de bureau l’avaient enrobé avait brûlé. Ses muscles affaissés s’étaient raffermis. Ses épaules redressées. Il était de nouveau sec, dur, abrasé. Sa force, son énergie — ce métabolisme qui lui avait permis, quinze ans auparavant, de remporter plusieurs régates prestigieuses et d’être un des skipers les plus renommés de sa génération — étaient de retour.
Il enfila un caleçon et un tee-shirt puis se prépara un café bien serré, à la va-vite, oubliant d’un coup le cérémonial qui lui tenait tant à cœur. Il se prenait désormais pour un dur… Allez, cul sec .
Soudain, une autre sensation. Il aurait voulu crier sa joie, partager cette épiphanie. Mais avec qui ? Son frère était encore à l’hosto ou dans son bureau à se dépêtrer de cette nouvelle bavure (ils étaient convenus de rayer, purement et simplement, sa propre présence sur les lieux). Sa sœur n’avait pas besoin d’émotions supplémentaires. Quant à Sofia, pas question de gratter à sa porte : elle penserait qu’il venait chercher quelque réconfort après le viol de Fiesole.
Restaient les amis mais lesquels au juste ? La moitié d’entre eux ne vivaient que pour la défonce, l’autre pour le pognon, les deux se croisant souvent. Comment aurait-il pu leur expliquer à quel point il avait bandé pour cette tension, cette fièvre qui s’était emparée de lui à l’exact moment où il risquait ses couilles ?
Il regarda sa montre — plus de 21 heures — et une idée lui vint. Gérard Combe organisait des cartons chaque soir dans son club à Épinay. Quand l’instructeur reconnut sa voix au téléphone, il éclata de rire — mais le rire était jaune. Loïc devina : Erwan lui avait parlé.
— Je croyais qu’une séance t’avait suffi, plaisanta l’armurier.
— Ça ne fait que commencer.
— Où est Loïc ?
— Je pensais que tu appelais pour avoir de mes nouvelles.
— Priorité aux plus faibles.
— Aujourd’hui, il ne m’a pas paru si faible…
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Sofia en montant le ton. Gaëlle m’a dit que vous aviez disparu tout l’après-midi.
— On a eu… enfin, disons, un problème.
— Entre vous ?
Erwan soupira dans le combiné. Un pacte l’avait toujours uni à Sofia : protéger le cadet contre le monde extérieur et ses propres démons. En l’emmenant sur le terrain, il avait trahi sa parole.
— Non, dans le cadre du boulot.
— Tu l’as pris avec toi ?
— Il était là et…
— Vous êtes tous tarés dans cette famille. Combien de fois…
Laisse courir . Sur le fond, elle avait raison. Sur la forme, elle aurait pu y aller plus fort encore. Erwan était assommé. En sortant de Lariboisière, il avait essayé de reprendre la main sur l’enquête. Peine perdue. Non seulement il était sur la touche mais sa place était désormais sur le banc des accusés.
Le premier coup de fil reçu à l’hosto émanait de Fitoussi. Les foudres avaient été à la hauteur de la bavure. Une opération absurde, menée en dépit du bon sens, sans la moindre légitimité. Un ouvrier tué, un policier blessé (quelques ecchymoses mais rien de cassé), une centaine de civils mis en péril. Et, bien sûr, le tueur toujours dans la nature.
Le taulier ne lui avait épargné aucun détail des emmerdements provoqués par sa petite fantaisie. Toutes les huiles de l’Intérieur l’avaient appelé, sans parler des médias qui allaient s’en donner à cœur joie. Tout ça pour un petit con qui n’en faisait qu’à sa tête !
Erwan avait bu le calice jusqu’à la lie mais un élément de taille le protégeait : le deuil de son père. On ne tire pas sur un corbillard. Humblement, il avait admis ses fautes, s’était déclaré prêt à en assumer les conséquences mais avait demandé à pouvoir d’abord enterrer son père. Fitoussi avait toussé puis grogné. Erwan avait rappelé que sa famille et lui préféraient renoncer aux grandes pompes parisiennes et inhumer le Commandeur, en toute intimité, sur l’île de Bréhat. Fitoussi n’avait pu que l’autoriser à reprendre l’avion le lendemain matin (il n’y avait plus de vol ce soir : Erwan voyagerait finalement avec son frère et sa sœur). À son retour, on aurait tout le temps de s’occuper d’un autre enterrement — celui de sa carrière.
Il avait ensuite appelé le commissaire Sandoval, chargé de la nouvelle chasse à l’homme. Tout naturellement, les troupes de la banlieue ouest s’étaient déportées en vague vers le nord pour passer au crible Gennevilliers et ses environs. Tout ce qui respirait et portait un uniforme là-bas avait été briefé, motivé et lâché dans la nature, un fusil chargé dans les mains. Un seul mot d’ordre : pas de quartier. Pour l’instant, aucun résultat. Ni trace ni indice. Pas l’ombre d’un témoin. Le tueur avait le don de se dissoudre dans la nature.
D’ailleurs, le scénario d’un Thierry Pharabot toujours vivant et en fuite, jadis caché dans les sous-sols de Charcot puis accueilli par Isabelle Barraire, avait fait long feu. Maintenant qu’il venait d’affronter le véritable meurtrier de Louveciennes, celui qui mangeait du camembert avec les doigts et avait volé l’arme de service d’Audrey — à 18 heures, le service balistique avait rendu son verdict : les balles et les douilles de Gennevilliers provenaient bien du Sig Sauer SP 2022 de Mlle Wienawski —, il devait admettre que le combattant n’avait rien à voir avec un vieillard nourri aux psychotropes depuis quarante ans. « Je te conseille de te trouver une autre piste qu’un schizo grabataire incinéré en 2009 », avait dit Fitoussi. L’adversaire du pressing rappelait plutôt l’agresseur cagoulé du port de Fos ou le tueur zentai de Sainte-Anne.
Alors qu’Erwan passait encore des radios et subissait des prises de sang, Sandoval s’était déplacé en personne à Lariboisière.
— Tu as vu son visage ?
— Non. Il portait un masque à cause du perchlo.
— Le portrait-robot que tu m’as filé, il est toujours d’actualité ?
— Pas sûr.
— J’en tiens compte ou non ?
— Non.
— C’est donc pas Pharabot ?
— Je ne sais pas.
— Je comprends rien à ton affaire.
— Bienvenue au club.
Sandoval était un flic posé, expérimenté, méthodique. Pour traquer un forcené sur les routes d’Île-de-France, il était parfait. Pour imaginer une intrigue maléfique qui prenait racine quarante ans auparavant au Zaïre et visait aujourd’hui le clan des Morvan, avec comme suspect principal un fantôme féticheur, mieux valait revoir le casting.
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