— Qu’est-ce que vous voulez encore ?
Jean-Louis Lassay se tenait derrière les grilles de l’UMD, mains dans les poches de son duffle-coat. Dessous, on distinguait le blazer bleu marine et la fine cravate à rayures : le beau JL, dans toute sa splendeur oxfordienne.
— J’ai encore quelques questions.
— Vous m’en avez déjà posé pas mal.
— J’ai parlé avec Pascal Viard.
Aucun signe d’étonnement : avec son front haut, ses sourcils en coups de fouet et ses lèvres sensuelles, on devait souvent lui dire qu’il ressemblait à Dominique de Villepin ou Richard Gere. Chaque fois, il devait accueillir le compliment d’un air entendu, presque désolé.
— Tout ça n’existe plus pour moi.
Erwan se planta devant lui alors que les gardes du check-point se rapprochaient : il fallait protéger le maître. Le crachin donnait à l’atmosphère un air de papier mâché.
— Écoutez-moi bien, Lassay, je me répéterai pas. Y a trois jours, un cinglé a sauvagement assassiné une lieutenant de mon groupe. Hier soir, il a blessé un autre de mes gars et tué un ouvrier qui se trouvait sur son chemin.
Lassay accusa le coup : à l’évidence, pas au courant.
— J’enterre mon père dans quelques heures, continua-t-il, son épouse est en bonne voie pour le rejoindre (il ne pouvait plus dire « ma mère ») et j’ai sans doute déjà perdu mon boulot. Croyez-moi, si vous ne montrez pas maintenant, ici même, un minimum de coopération, je vous emporterai dans ma chute et ça fera très mal.
Le vieux preppy piétina légèrement le sol détrempé — on aurait presque dit un pas de danse. Enfin, il remonta le col de son duffle-coat et désigna, d’un coup de menton, le parking.
— Prenons ma voiture.
Pas un mot durant le trajet. Le paysage fondait en coulées torsadées derrière les essuie-glaces. Erwan se demandait si Lassay n’allait pas le précipiter du haut d’une falaise, le livrer à une de ses créatures, un fou furieux bourré jusqu’à la gueule de molécules inconnues — ou, plus simplement, le déposer à la gendarmerie.
Ils ne roulèrent qu’un kilomètre ou deux à travers une lande plate comme un terrain de football. Enfin, la mer apparut, morne et grise. Pas question de falaises ici : la terre s’avançait dans l’eau avec précaution, un caillou après l’autre. Des pins parasols se dressaient au loin, ressemblant à cette distance à une colonie de brocolis plantés dans le sable.
Ils sortirent de voiture et se dirigèrent vers les rochers. Erwan avait déjà compris que Lassay allait tout lui balancer, à la fois par vanité de chercheur et sentiment d’invincibilité — mais certainement pas par remords.
— J’organise parfois des randonnées ici avec mes pensionnaires, dit enfin le psy.
— C’est comme ça que Pharabot s’est fait la malle ?
Le toubib eut cette fois un bref sourire, toujours aussi artificiel. La pluie ne pénétrait pas sa chevelure. Modèle waterproof. En toutes circonstances, le professeur conservait l’esprit au sec.
— Vous êtes loin du compte. Suivez-moi. Y a par là un chemin qui longe la grève. J’espère que vous n’avez pas des chaussures glissantes.
— Depuis des années, commença Lassay, il existe un programme national de recherche centré sur la violence. Il y a une partie officielle, comportant des statistiques, des observations policières, des spéculations politiques, des décrets de justice, toutes ces choses qui ne mènent à rien, et une partie secrète fondée sur l’étude scientifique de spécimens particuliers : les criminels.
— Ceux qui sont au trou ?
— Les autres sont difficilement observables. Notre corpus comprend les meurtriers et violeurs, disons classiques, des prisons françaises et aussi les psychotiques aux instincts dangereux, comme ceux que nous soignons à Charcot. Nous pratiquons sur eux des tests, des prélèvements, des examens poussés pour mieux comprendre leurs mécanismes d’agressivité.
— Vous avez été plus loin : vous avez créé le Pharmakon.
Il hocha la tête, faisant mine d’apprécier les connaissances d’Erwan :
— Je vois que vous n’êtes pas venu les mains vides.
— Parlez-moi de vos travaux, à vous et Hussenot.
Lassay prit son souffle. Sous la fine bruine, avec ses cheveux serrés et son profil victorieux, il avait des allures de tribun moderne.
— Philippe possédait des connaissances neurologiques que je ne maîtrisais pas. C’est lui qui m’a mis sur cette piste totalement neuve : le circuit neuronal de la violence. Progressivement, nous sommes parvenus à localiser les zones cérébrales impliquées dans l’agressivité puis le cheminement de ces neurones au sein du corps humain. Hussenot a alors été plus loin. Il a eu l’intuition du Pharmakon.
— Expliquez-moi.
Ils marchaient le long de la mer, en direction des pins parasols. Malgré le rideau de pluie, le site évoquait la Côte d’Azur et une douceur méditerranéenne. Ne manquait que le chant des cigales. À la place, les cris des mouettes vous donnaient l’impression de racler un couteau sur vos propres os.
— C’est assez compliqué.
— Je ne suis pas si con. Déjà, le nom : qu’est-ce que ça veut dire ?
— Cela vient du grec ancien. C’est ainsi qu’on appelait la victime expiatoire qu’on sacrifiait aux abords de la cité pour en expurger, symboliquement, toute menace de violence. Peu à peu, le terme a revêtu à la fois le sens de « remède » et de « poison ». Une ambivalence qu’on retrouve dans notre programme.
— C’est-à-dire ?
— Vous savez comment fonctionnent les neurones ?
— Plus ou moins.
— Pour chaque émotion, chaque décision, chaque mouvement, une impulsion naît dans le cerveau, déclenchant une réaction en chaîne dans tout le corps, selon un circuit donné. À partir du premier stimulus, chaque neurone, par influx électrique, libère un neuromédiateur qui atteint les récepteurs du neurone suivant, qui à son tour joue le même rôle et ainsi de suite jusqu’à la réalisation physique de l’ordre. Notre idée était de bloquer, le long du circuit de la violence, les récepteurs d’un ou plusieurs neurones.
— Concrètement, quel effet cela aurait-il ?
— L’ordre donné par le cerveau ne peut plus aboutir. Le message meurt en chemin.
— Comment bloquer ces récepteurs ?
— En les saturant avec un produit de substitution, qu’on appelle dans notre jargon un « analogue » et qui empêche le vrai neuromédiateur de porter son message.
Les « analogues », c’était le mot utilisé par Levantin. Les substances contenues dans les médocs anonymes du monstre de Louveciennes.
— Imaginez des cavités microscopiques à colmater, continuait Lassay. Avec ce produit, les récepteurs neuronaux seraient obstrués et la violence du sujet serait bridée, ne pouvant jamais dépasser un certain seuil.
— Ces produits de substitution, quels sont-ils ?
— Des molécules chimiques, produites par de grands laboratoires.
— Ils collaboraient avec vous ?
— Bien sûr. Ce qui marche pour des criminels avérés peut se révéler utile, à des doses moindres, pour des patients ayant des comportements agressifs ou éprouvant des difficultés à gérer leurs pulsions. Les labos nous fournissaient les analogues et nous mettions en place les protocoles pour en régler les dosages, ce qui est le plus important.
Tout cela sonnait curieusement d’actualité. À l’heure où la psyché humaine est régulée, soignée, stimulée par tout un tas de pilules et de spécialistes, on pouvait imaginer que la justice y trouve son compte — une société où il n’y aurait plus d’assassins, du moins plus de récidivistes — et les laboratoires une manne : de l’utilisation sporadique pour les « grands nerveux » à l’assujettissement général d’un peuple pour une dictature. Fini la guerre chimique, bienvenue à l’oppression moléculaire.
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