Il attrapa un chariot rempli de linge et repartit, protégé par son bouclier. Pas de coup de feu, pas le moindre bruit à part quelques chuintements humides. Ses semelles poissaient, sa veste lui collait à la peau, la trouille dilatait ses pores, lui donnant la sensation d’absorber la buée environnante. Une seule idée palpitait dans sa cervelle : arrêter le carnage, de n’importe quelle façon.
Nouvelle porte. Nouvel espace. Suspendus, de gros sacs de toile numérotés défilaient et s’ouvraient avant un dernier virage, déversant leur contenu dans des bacs qui repartaient sur d’autres rails. L’absence d’ouvriers dans ce ballet mécanique renforçait son côté surréaliste.
Au bout, pas d’issue mais une cage d’escalier qui s’enfonçait vers le sous-sol. Erwan s’en approcha, progressant cette fois au rythme des bacs. La trémie ressemblait à une putain de fenêtre de tir. L’autre était sans doute embusqué sur les marches à le viser comme un pigeon d’argile.
Plus que quelques mètres… Il bloqua sa respiration et, les deux poings serrés sur son arme, s’encadra face à l’escalier. Une ombre bondit vers lui. Erwan, le doigt sur la détente, s’arrêta à temps : un simple gars paniqué, déblatérant dans son dialecte.
Pourtant, il put isoler un mot qui revenait dans sa logorrhée :
— Perchlo ! Perchlo !
Erwan prit conscience de l’odeur. Le gars puait l’éther à plein nez. Il risqua un nouveau regard vers la fosse. En bas des marches, une flaque brillait dans le clair-obscur. Après avoir tenté de fuir par les issues de secours, le tueur s’était claquemuré dans son trou et avait ouvert des bidons pour repousser l’ennemi. Un pur suicide. Coincé en bas, il serait le premier à y passer.
Se protégeant le nez et la bouche avec sa manche, Erwan descendit, flingue toujours braqué. En bas, nouvelle porte. Se postant bien en face du battant, il le poussa d’un violent coup de pied puis se plaqua dos au mur de droite, s’attendant à une giclée de balles en guise d’accueil. Rien. Rapide coup d’œil : dans les ténèbres, on distinguait seulement des bidons entreposés.
Il se glissa à l’intérieur, s’abritant derrière les conteneurs. Ses yeux s’habituaient à l’obscurité mais il commençait à voir double. Un mal de tête lui étreignait déjà le crâne et chaque fois qu’il respirait — par la bouche, petites bouffées —, il toussait et crachait.
— Pharabot ! hurla-t-il d’une voix rauque. Sors de là si tu ne veux pas crever !
Pas de réponse. Il avança encore, se demandant s’il ne devait pas tout simplement ressortir et verrouiller le piège sur le tueur. Mais était-il vraiment là ?
— Pharabot ! La fête est finie. Jette ton calibre et montre-toi.
Pas le moindre frémissement. Les lieux ne semblaient abriter que des murailles de bidons. Ses semelles adhéraient au sol, tandis que les vapeurs toxiques lui montaient au cerveau. Quelques mètres encore. Erwan ne songeait qu’à une chose : son père qui avait traqué Pharabot jusqu’au fond de la brousse. Il devait être aussi fort que lui. Il devait coincer le meurtrier. Il le devait au Vieux, à Audrey, à…
Un bruit sur sa droite. Il pivota et serra par réflexe ses deux mains sur son flingue, exposant son visage aux émanations meurtrières. Il ne vit rien. Au contraire, tous ses sens déraillaient. Ses yeux pleuraient. Sa gorge brûlait. La migraine lui fendait le crâne à la hache au point que sa conscience s’effilochait. Et aucun signe d’une présence.
Il se trouvait maintenant au centre de la salle, cerné par des jerricans. Il s’était éloigné de la porte comme le baigneur s’éloigne du bord. Pharabot ou pas, il n’avait plus pied. Chaque respiration l’empoisonnait un peu plus…
Il lui revint en tête que le perchlo, toxique aussi pour les reins et le système nerveux, provoquait des troubles mentaux et était reconnu comme facteur schizophrénique… Comme si Pharabot avait besoin de ça. Il…
Erwan fit volte-face : l’homme à capuche se détachait dans le rectangle éclairé de la porte, le tenant en joue. Pensées et réflexes coincèrent. Il aurait dû se jeter au sol mais cela signifiait boire une tasse mortelle. Il aurait dû viser l’ennemi mais son bras demeurait engourdi. Il aurait dû tirer mais pas moyen de se rappeler si le perchlo était inflammable. En réalité, il ne voyait plus rien et pensait trouble. Tout se disloquait devant ses yeux et dans sa tête.
Enfin, il arma son bras mais trop tard : le fantôme fit feu tout en reculant vers les escaliers. Erwan se vit mourir alors que la balle se perdait dans l’obscurité. Déjà, une autre image se superposait. Bousculade sur le seuil de lumière. Un homme venait de se jeter sur l’ennemi. Les lutteurs perdirent l’équilibre et s’étalèrent dans le solvant.
Impossible de viser avec ses yeux cramés — surtout au milieu de ce corps-à-corps. Chancelant, il essaya de s’approcher. Une ultime quinte de toux le mit à genoux. Son reflet dans le perchlo vint à lui comme une invitation à plonger pour de bon.
Deux coups de feu. Il plissa les paupières pour tenter de comprendre ce qui se passait mais tout bascula. In extremis , il se protégea les yeux avant de chuter. À ce moment, une main l’empoigna et l’entraîna vers la sortie. Il se débattit, aveugle et hurlant, cherchant dans son agonie quelques particules d’air. La lumière de l’escalier. Les marches qui lui labourent les vertèbres puis le béton ciré qui glisse sous son dos.
Soudain, des résonances différentes vinrent lui froisser les tympans : des chiottes. À peine ces bruits identifiés, une autre sensation. L’eau glacée. Il voulut crier mais il avait de la flotte plein la bouche. Il essaya de se redresser mais la main le tenait ferme dans la cuvette.
Enfin, on lui releva la tête. D’un geste réflexe, il se libéra de l’emprise et s’essuya les paupières. Pas vraiment une vision d’aigle mais suffisante pour reconnaître le visage de son sauveur.
— Qu’est-ce qu’on dit à son p’tit frère ?
Il avait vaincu la mort. Il l’avait serrée dans ses bras et avait (presque) eu le dessus. Cette idée ne quittait pas Loïc depuis l’affrontement de la blanchisserie. Inversion prodigieuse du rapport de force qu’il avait toujours connu. En vingt ans de défonce, c’était lui qui avait toujours été bercé par la Grande Faucheuse — elle venait lui sucer le sang et lui murmurer des mots doux à chaque nouveau sniff ou shoot. Aujourd’hui, il avait remis les compteurs à zéro.
Et au passage, il avait sauvé la vie de son frère.
Rien n’avait pu altérer son sentiment de triomphe. Ni la fuite du tueur — il s’était finalement libéré, avait pris les escaliers puis trouvé la sortie en tirant plusieurs fois, sans faire, alleluia , de nouvelles victimes. Ni le perchlo qui s’était insinué dans le moindre interstice de leurs sinus, à son frère et lui. Ni leur transfert à l’hôpital Lariboisière dans une atmosphère d’urgence qui laissait penser qu’ils étaient déjà condamnés. Ni le traitement de choc qu’ils avaient dû subir le reste de l’après-midi : lavage à grande eau, check-up complet (sang, bronches, rétine et tutti quanti), médocs en rafales…
Durant ces heures noires, Loïc n’avait pas lâché son humeur victorieuse. Il avait franchi le Rubicon : lui, le trouillard de la famille, le défoncé, la pédale, s’était jeté dans la bataille et avait vaincu. Non pas Pharabot mais lui-même. Et c’était déjà beaucoup.
Le diagnostic de la fin d’après-midi avait confirmé sa victoire : examens négatifs. Il n’était ni intoxiqué ni affecté par le solvant. Les plaques de titane qu’il s’était jadis fait greffer sur les parois nasales — merci la coke — lui avaient offert une protection inattendue. Son frère en revanche devait subir encore des analyses — il avait carrément bu la tasse dans la salle des stocks.
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