— Loïc ! (Il venait de l’apercevoir parmi les voitures miroitantes sous le soleil.) Où tu vas ? Attends-moi.
Il le rejoignit et fut frappé, une nouvelle fois, par son allure. Quelque chose en lui se densifiait. À mesure que Gaëlle s’effondrait — kilos par les fenêtres, nervosité de transfo —, Loïc gagnait force et assurance. Mécanique des fluides chez les Morvan. Gaëlle avait joué les criminelles, que lui réservait son frère ?
— Les obsèques, comment ça se passe ?
Loïc sourit amèrement en hochant la tête, l’air de dire : « Voilà donc tout ce qui t’intéresse. »
— On a un vol demain matin. Le cercueil voyagera avec nous jusqu’à Lannion. Ensuite, un fourgon l’emmènera jusqu’à la pointe de l’Arcouest.
— Qui s’occupe du transfert ?
— La boîte dont tu m’as donné les coordonnées.
— Et une fois arrivé ?
— Une vedette acheminera le cercueil à Bréhat.
Son père ballotté de l’avion au corbillard, puis de la voiture au bateau, et enfin à dos d’hommes jusqu’à l’église. Erwan le revoyait entre ses quatre planches, sapé à l’africaine, pieds nus, à l’aéroport de Lubumbashi. Tout ça pour ça .
— On l’a habillé ?
— Je leur ai apporté un de ses costards et une chemise Charvet.
Grégoire Morvan, depuis plusieurs décennies, portait toujours la même tenue : costume sur mesure Ermenegildo Zegna, chemise bleu ciel à col blanc, bretelles en Y. Il fallait qu’il soit inhumé ainsi vêtu : un général dans son uniforme.
— Je vous retrouverai à l’Arcouest.
— Tu ne voyages pas avec nous ?
— Non. Je pars tout à l’heure. J’ai rendez-vous là-bas. Raisons personnelles.
Loïc considéra son frère avec méfiance : ce dernier ne connaissait personne dans cette région et depuis vingt ans, il se rendait toujours à Bréhat à reculons.
— Je t’expliquerai, murmura Erwan pour donner le change. Retourne dans la chambre et va chercher Gaëlle. On peut pas la laisser comme ça.
— Et toi ?
— Je suis désolé : une autre urgence.
Comme pour lui donner raison, son portable vibra dans sa poche. Coup d’œil à l’écran. Krauss, le père psychiatre de Louvain-la-Neuve.
— Vas-y, ordonna-t-il avant de décrocher. Je vous appelle plus tard. Prends soin d’elle.
— Il n’y a aucun doute sur la nature des mutilations, attaqua le père Krauss sans circonlocutions, ce dont Erwan lui fut reconnaissant. Du point de vue de la magie yombé, elles ont une signification forte. Les yeux d’abord. Admettons que le tueur considère sa victime comme une statuette votive. Dans ce cas, il lui a « ouvert » les yeux pour voir l’au-delà à travers elle. Ce geste est décisif car ce passage ne peut survenir qu’une fois… Par les yeux du nkondi, le tueur a accédé au monde des esprits.
Erwan faisait le maximum pour s’adapter. En une pression numérique, il avait basculé dans le deuxième monde des sorciers et des ngangas.
— Et la langue ?
— Un autre symbole caractéristique. Dans l’univers des esprits, elle représente les mots, le langage magique. Ainsi, très souvent, les statuettes tirent la langue afin d’exhiber leur force. Rappelez-vous, le nganga suce les clous et les tessons avant de les enfoncer dans le fétiche. La salive renforce la demande du guérisseur et…
Krauss semblait oublier qu’il s’agissait avant tout de comprendre le rituel d’un assassin.
— Concrètement, coupa Erwan, pourquoi tirer la langue à travers la plaie de la gorge ?
— Je ne peux vous le dire précisément mais il est évident que le tueur a partagé avec sa victime un moment de magie… intense. Il comptait sur elle pour lui souffler ce qu’il devait faire. C’est le fétiche qui, symboliquement, va « sucer » chacun de ses actes, soutenir ses tentatives pour fuir et vous échapper. Cette blessure est une forme d’incantation amplifiée. Ces mutilations l’ont rendu plus fort. Il bénéficie désormais de la vision et du discours, des yeux et des mots. Deux superpouvoirs des esprits.
Tout cela était parfaitement cinglé mais son sixième sens de flic lui murmurait que le tueur, que ce soit Pharabot ou un autre, obéissait à cette logique. Il lui fallait le traquer au fond de ses croyances, comme l’avait fait son père quand il s’était mis à l’unisson de la folie de l’Homme-Clou.
— L’antisorcier est de retour ! s’exclama le missionnaire.
Il paraissait exalté par la nouvelle mais Erwan n’était pas d’humeur à partager son enthousiasme. Pas question de danser sur la dépouille d’Audrey.
— N’oubliez pas non plus, reprit l’ethnologue plus calmement, que c’est la violence des blessures qui détermine la colère du nkondi. Plus la plaie est profonde, plus la réaction du fétiche est terrible. Le tueur a cherché ici à provoquer une colère redoutable. Cette mutilation des yeux, notamment, est rarissime dans la statuaire yombé : c’est provoquer l’esprit dans son intimité la plus sacrée.
Erwan se souvenait de la démarche singulière des ngangas : en offensant leur statuette, en lui crachant dessus ou en lui plantant des clous dans les flancs, ils réveillaient l’esprit à l’intérieur. Ils appelaient ça « enfoncer la vengeance ». Aucun doute sur les intentions du tueur…
— Le tueur se livre avec vous à un duel à mort, conclut Krauss. Il n’y aura pas d’autre affrontement.
Sans blague… Tout ça collait furieusement avec Pharabot et sa vengeance ruminée depuis quarante ans.
— Merci, mon père, je…
— Attendez. Vous m’avez envoyé d’autres photos : celles du minkondi sculpté dans de la boue.
— C’est vrai. Je vous écoute.
— Je n’ai rien à dire de particulier sur la sculpture en elle-même sinon que son auteur connaît bien la tradition yombé. Je suppose que vous avez fait analyser cette terre…
Erwan n’y avait pas pensé, obnubilé par les échantillons ADN et les mystérieux médocs.
— C’est en cours, hasarda-t-il. Pourquoi ?
— Selon vous, où votre suspect a-t-il trouvé cette terre ?
— Dans le parc qui entourait sa planque.
— Y a-t-il un point d’eau ?
Erwan revoyait l’étang qui jouxtait la baraque de Louveciennes. Il sentait encore la succion de la boue sous ses chaussures alors qu’il briefait ses troupes.
— Un étang, oui.
— Il y a fort à parier que le nganga a puisé son matériau dans cette eau.
— Pourquoi ?
— C’est le séjour des esprits des morts. Là où ils résident. Sculpter un nkondi dans cette terre lui confère un pouvoir redoublé. Votre suspect utilise désormais des… armes de destruction massive.
— Je vous remercie, mon père.
— Dernière chose, je vous ai envoyé mes documents en pli simple et…
— Quels documents ?
— Les photos de notre mission de Lontano dans les années 70.
Krauss commençait vraiment à lui prendre la tête avec ces archives. Erwan le remercia encore une fois et raccrocha.
Des pas derrière lui : Loïc.
— Qu’est-ce que tu fous là ? Je t’ai dit de…
— Gaëlle m’a envoyé chier. Elle veut rester auprès de Maggie.
Erwan soupira. Dans sa main, nouvelle vibration. Tonfa cette fois.
— J’ai quelque chose, fit le flic d’une voix oppressée. Du chaud bouillant. Je me suis demandé si Barraire n’avait pas d’autres apparts à Paris où l’enfoiré aurait pu se planquer.
— Et alors ?
— Y en a pas mais j’ai pensé aux pressings. Isabelle devait posséder les adresses des teintureries du groupe. Autant de planques possibles.
Pas con, Tonfa . D’instinct, Erwan sentit que son idée était la bonne.
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