Elle allait devenir osseuse, fragile, acérée. Ce corps immonde révélerait ce qu’elle était à l’intérieur d’elle-même : un être déchiqueté, aux angles coupants. Un sanctuaire rempli de petits os friables qui ne demandaient qu’à être écrasés.
— Tu connais le directeur de casting ?
Gaëlle sursauta : une bimbo au look asiatique l’observait sous ses faux cils.
— Non, parvint-elle à répondre.
— Moi, j’ai couché avec lui y a un bail. Ça va peut-être me servir, ou pas du tout. (Elle eut un ricanement proche du renvoi gastrique.) Toute façon, j’m’en fous. J’ai d’autres projets.
Gaëlle se concentra sur son interlocutrice. Dotée d’une épaisse chevelure noire et brillante, sans doute teinte, qu’elle exhibait comme un nouveau riche sort ses liasses de biftons dans un restaurant, elle arborait aussi un bronzage outrancier qui évoquait irrésistiblement la Côte d’Azur et son oisiveté dorée sur tranches. Quant à ses origines asiatiques, elles se limitaient à un trait d’eye-liner appuyé vers les tempes.
— Qu’est-ce que tu fais, sinon ?
Gaëlle avait posé la question pour ne pas avoir à parler d’elle — elle n’avait même pas la force de rembarrer sa voisine, ce qui chez elle était un signe d’extrême faiblesse.
— De l’artistique…
Elle ne prit pas la peine d’écouter la suite. L’autre avait prononcé ce mot comme elle aurait dit : « De la saucisse. » Sans doute pensait-elle que Le Corbusier était un cognac, que la musique commençait avec les Beatles et finissait avec Shakira, que la peinture était un placement financier et que Pasolini était un nom de pâtes italiennes. « De l’artistique… »
Gaëlle se sentait complètement perdue. Sa propre carrière allait dans le mur — en réalité, elle y était encastrée depuis un bon moment. Elle n’avait aucun autre horizon et même plus la force de se trouver des clients d’une heure pour son argent de poche. Et avec ça, pas l’ombre d’un compagnon ni la moindre amie.
Elle était seule. Seule avec ses os. Sa faim. Ses souvenirs.
— Et toi ?
— Quoi moi ?
— Qu’est-ce que tu fais d’autre à côté ?
La cervelle des Congolais éclaboussant le plafond. Les derniers mots d’Éric Katz dans le tunnel. Le sang de Kripo lui coulant le long de la manche alors qu’elle lui enfonçait la lame dans la gorge. Les feuillages des platanes alors qu’elle venait de se jeter du troisième étage…
— Rien de spécial.
Quand Pascal Viard ouvrit la porte de son bureau, Erwan l’attendait sur le seuil, calibre au poing.
— T’es venu m’inviter à déjeuner ?
— Recule.
— T’en as donc jamais assez ? Tu…
Erwan le gifla avec son canon puis ferma la porte du pied. Viard s’affaissa contre son bureau. Le temps qu’il se relève, il était déjà désarmé. Son nez saignait. Avec le bleu de la bouilloire sur sa joue, l’altermondialiste était maquillé pour l’hiver.
— Tu cries, tu bouges, tu tentes quoi que ce soit, j’te fume.
— Mais t’es malade ? Tu réalises où on est au moins ?
— Dans la gueule du loup, ricana Erwan en l’empoignant par les revers de sa veste et en le poussant dans un fauteuil (il en rajoutait dans le genre incontrôlable pour convaincre l’autre salopard de se mettre à table). Tu t’es bien foutu de ma gueule avec tes histoires de terroristes. Tu vas maintenant me dire tout ce que tu sais sur Jean-Louis Lassay, l’UMD Charcot, Isabelle Barraire, Philippe Hussenot. Et surtout pas de conneries : j’ai eu ma dose ce matin.
— Ta carrière est finie, enculé, siffla Viard en attrapant une feuille de papier pour stopper l’hémorragie.
— Quelle carrière ? Essayons déjà de faire notre boulot. J’t’écoute.
— Je vois pas de quoi tu parles.
Erwan le tenait toujours en joue, les deux poings serrés sur son calibre :
— Je t’ai dit qu’on arrêtait les conneries. Lassay. Hussenot. Barraire. Tu me donnes les connexions et je me casse en fermant ma gueule.
— T’as vraiment rien capté.
— C’est pour ça que je suis ici.
— Tu t’es trompé de côté, mon gars. La justice est avec moi.
— Pour l’instant, je ne vois qu’un salopard qui multiplie les coups fourrés.
— Ça te connaît, non ?
Erwan ne voulait surtout pas se laisser entraîner sur le terrain personnel : la haine légendaire entre Viard et Morvan, les combines accumulées dans les deux camps. D’ailleurs, il n’était ni pour l’un ni pour l’autre.
Il choisit un hameçon, histoire de ferrer le brochet :
— Hier soir, Jean-Louis Lassay t’a téléphoné pendant sa garde à vue. Une heure après, le parquet de Quimper signait son ordre de libération. Explique-moi ce prodige.
Viard soupira. La feuille roulée dans sa narine lui barrait la moitié du visage. Parfaitement ridicule. Il finit par se lever et se diriger vers son bureau.
— Pas par là. Le canapé.
La pièce, relativement spacieuse, disposait d’un coin réunion meublé d’une table ronde, de plusieurs chaises et d’un sofa. Viard se laissa tomber parmi les coussins, la tête renversée en arrière. Sa chemise et son pull étaient maculés de sang.
Silence. Erwan, sans cesser de braquer son hôte, finit par attraper une chaise et s’installer de l’autre côté de la table. Cet affrontement entre flics au sein même du ministère de l’Intérieur battait des records d’incongruité. Au fond, se dit-il, il en avait toujours rêvé. Tuer le père. Braver le dernier interdit. Foutre le souk dans le saint des saints. Mais sa colère se crispait déjà en un noyau de tristesse. On ne tire pas sur un mort .
— Lassay travaille pour nous, cracha enfin Viard en scellant son regard à celui d’Erwan.
— Tu m’as déjà fait le coup ce matin avec Hussenot.
— C’est une longue histoire.
— On a tout notre temps.
L’autre se fendit d’un sourire.
— Dans les années 90, Lassay et Hussenot ont ouvert une clinique à Chatou.
— On en a déjà parlé.
— À cette époque, ils travaillaient en collaboration avec des labos pharmaceutiques et dirigeaient des protocoles de test sur des patients volontaires.
— Volontaires ? Dans un asile de fous ?
— Tu vois ce que je veux dire. En réalité, ils menaient leurs propres recherches. J’y connais rien mais à l’époque, la grande tendance, c’était les neuromédiateurs.
— Ce matin, t’as essayé de me faire gober que les Feuillantines étaient un site noir où on interrogeait des barbus. Maintenant, tu voudrais me faire avaler que c’était un labo de pointe ? Ce n’est qu’un refuge pour people dépressifs.
— C’était tout cela à la fois. Mais ça n’a pas duré. Au milieu des années 2000, Hussenot a décroché. Il avait été secoué par son divorce et ne pensait plus qu’au pognon. Il faisait fructifier son business. Finalement, il s’est tué en Grèce avec ses mômes.
— Et Lassay ?
— Lui ne voulait pas lâcher. Il a rejoint des unités d’État comme Charcot mais les labos ne lui faisaient pas confiance : le neurologue, c’était Hussenot.
Viard finit par retirer l’espèce de cornet de frites qu’il avait dans la narine et se leva. Erwan arma la chambre de son calibre. Un déclic qui produit toujours son effet, même sur des Viard.
— Un café, je peux ?
Encore le même numéro : le bobo amateur de saveurs raffinées. Qu’est-ce qui est plus dangereux qu’un facho en uniforme ? Un facho avec des pinces à vélo.
— T’en veux un ? proposa-t-il près de sa machine.
— Je veux la suite.
— Ristretto Intenso, s’il vous plaît…
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