Il relève le menton.
— Vous n’avez pas compris ? Je peux rien dire de plus.
Je décide de lâcher du lest.
— Je suis allé voir la vidéo des faits. Je suis convaincu que vous ne vouliez pas braquer cette poste, mais que vous cherchiez à vous protéger des hommes qui se trouvaient dans la voiture. Vous aviez des traces de coups, c’était tout récent.
Il ne répond pas.
Je poursuis.
— Vous avez téléphoné à votre femme et elle est partie à toute vitesse. Avec Badri. Je suis allé chez vous. Votre voisin me l’a confirmé. La police a essayé de la joindre, sans succès. On ne sait pas où elle se trouve et votre père ne veut rien dire. Vous aviez peur que les hommes dans la voiture s’en prennent à elle ?
Il secoue la tête pour se débarrasser de la question.
— Si je parle, je suis mort.
Sa déclaration confirme mes craintes.
Il faut être naïf pour penser que l’on est en sécurité en prison. Les détenus les plus dangereux sont ceux qu’ils appellent les Blédards . La majorité d’entre eux sont des clandestins. Ils ont agressé ou tué et savent qu’ils vont prendre entre dix et trente ans. Leur vie ne vaut rien et ils n’ont rien à perdre. Ils se promènent en groupe et agissent comme les hyènes.
Pour quelques euros ou quelques grammes de cannabis, on peut leur passer une commande et mettre une tête à prix. Pour un règlement de comptes en face-à-face ou les douches pour une mise à mort, leur terrain de prédilection est la salle d’attente de l’infirmerie.
Ils s’arrangent pour y aller en même temps que leur cible et s’y mettent à quatre ou cinq, à coups de pain de savon glissé dans une chaussette ou un gant de toilette. Quand ils quittent les lieux, les matons retrouvent le cadavre et lancent une enquête interne. Ils sont interrogés, mais n’ont rien vu, rien entendu et ne savent rien.
À ce tarif-là, il est facile de passer un contrat sur la tête de quelqu’un, même de l’extérieur.
Si Bachir est menacé, il doit trouver d’autres moyens de se protéger que de s’abstenir d’aller à la promenade ou de prendre une douche.
— Vous avez des amis, ici ? Des frères de sang pour vous aider ?
— J’ai personne. Ils m’ont tous laissé tomber.
— Qui, tous ?
Il croise les bras et se mure dans le silence.
— Je suis votre avocat. Tout ce que vous me direz restera entre nous. Nous sommes dans le même camp.
Il se lève.
— Vous mentez ! Avant-hier, vous avez raconté au juge un tas de choses que je ne vous ai pas demandées.
— Pour votre bien.
— Vous êtes comme tous les avocats, vous ne comprenez rien !
Cette fois, la moutarde me monte au nez.
Je me lève à mon tour.
Nos visages se touchent presque.
— J’ai fait preuve de beaucoup de patience avec vous, mais maintenant j’en ai marre ! Vous ne voulez rien dire, je mens, je ne comprends rien. Arrêtez ce cirque et crachez le morceau !
Je m’attendais à une nouvelle attaque verbale.
Il me dévisage, les yeux ronds.
Ses lèvres se mettent à trembler légèrement.
Comme s’il était pris d’un malaise, il s’effondre sur la chaise et éclate en sanglots.
Je reste sans voix.
Il se recroqueville et pleure à chaudes larmes, le corps agité de spasmes. Il secoue la tête de manière convulsive et scande entre deux sanglots.
— Je peux rien dire. Je peux rien dire. Je peux rien dire.
Cette crise confirme qu’il est psychologiquement instable.
Je mettrais ma main à couper qu’il n’a pas agressé cette femme en février 2007. Il était sur les lieux, mais n’a pas participé à l’agression, il n’a pas le profil. En revanche, il a toutes les caractéristiques du type qui porte le chapeau. Il est faible et influençable. Ses acolytes l’ont envoyé au casse-pipe.
La seule façon d’être reconnu par les siens est de ne rien dire et de ne pas passer pour une balance.
J’attends qu’il se soit calmé et je murmure presque.
— Si vous ne voulez rien dire, ne dites rien. Sachez que ça ne m’empêchera pas de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour vous sortir de là.
Il relève la tête, les traits défaits, les yeux rougis.
— Je veux juste revoir ma femme et mon fils.
20
Parle-moi de ton infirmière
Alex enfila le costume que Franck lui avait offert et alla se présenter à la société de sécurité.
Durant l’entretien de recrutement, il suivit à la lettre les conseils que son ami lui avait donnés et répondit sans détour aux questions du chef du personnel, un homme à l’épaisse tignasse rousse qui triturait son stylo avec nervosité.
La dernière question l’avait quelque peu désorienté.
— Imaginons que vous trouviez un portefeuille dans lequel il y a vingt mille francs, que faites-vous ?
Alex lui avait adressé un clin d’œil.
— Je prends les vingt mille francs.
— Et ensuite ?
— Je remets le portefeuille dans la poche du type.
L’homme avait souri.
— Vous avez le sens de l’humour.
La société mena une enquête préalable qui se révéla concluante. Alex sortait des paras-commandos, présentait de bons états de service, faisait bonne impression et avait un casier judiciaire vierge. Il signa son contrat et entra en fonction.
La première mission qui lui fut confiée consistait à se poster à l’entrée du parking souterrain des Communautés européennes pour contrôler les badges d’accès. Il comprit rapidement que sa présence avait pour réelle finalité de faire fuir les colporteurs qui importunaient les fonctionnaires aux heures de pointe.
En période creuse, il restait assis dans une minuscule guérite. Cette brève occupation lui permit de s’initier à la discipline reine des agents de sécurité affectés à ce type de tâche, les mots croisés.
Ce furent ensuite des gardes de nuit dans des bâtiments administratifs déserts ou autour d’entrepôts dont il ignorait le contenu.
Toujours sous l’impulsion de Franck, il soigna son image et se porta volontaire pour remplacer les collègues souffrants ou ne répondant pas à l’appel. On sut rapidement qu’en cas de coup dur, on pouvait faire appel à Alex Grozdanovic, même un dimanche à 3 heures du matin, qu’il se présenterait à l’heure fixée sans rechigner, l’uniforme propre et repassé.
Le 26 décembre 1991, alors que Mikhaïl Gorbatchev venait d’annoncer la disparition de l’empire communiste, il fut envoyé dans les locaux de la station de radio RTL, sous le coup d’une hypothétique menace terroriste.
Son rôle se bornait à effectuer des rondes régulières autour de l’immeuble, situé en face de l’université de Bruxelles. En guise de compagnon d’armes, il hérita d’un berger allemand entraîné pour la détection d’explosifs. Soucieux de ne pas ternir sa réputation de baroudeur, il s’était gardé d’avouer qu’il avait peur des chiens en général, et de celui-là en particulier.
Le dernier jour de l’année, alors que la neige tombait, une réceptionniste lui proposa de prendre un café pour se réchauffer.
Dans l’arrière-cuisine, il fit la connaissance de plusieurs présentatrices et se rendit compte de l’effet qu’il produisait sur elles, avec son allure martiale, son uniforme et sa manière détachée de poser une fesse sur la table en jonglant avec son trousseau de clés.
Avec l’aide de l’une d’elles, il dénicha un local inoccupé et y enferma le chien. Dès cette minute, il passa l’essentiel de ses journées à parader autour de la machine à café, ne sortant que pour faire un rapide tour d’inspection.
La mission lui parut moins déplaisante et les heures plus courtes. Trois jours plus tard, il invita l’animatrice complice au restaurant et termina la soirée dans son lit.
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