Leila et moi nous installons à l’écart.
Elle observe quelques instants Patrick en action avant de plonger son regard dans le mien.
— Tu le connais depuis longtemps ?
— J’ai l’impression de le connaître depuis toujours. Son excentricité ne date pas d’hier.
Elle lève les yeux au ciel.
— Au début, j’étais un peu déstabilisée. Je commence petit à petit à m’habituer. Cela dit, il est brillant. J’ai travaillé dans un autre cabinet pendant deux ans, mais j’ai plus appris à son contact en quatre mois.
— Pourquoi as-tu choisi le pénal ?
Elle esquisse un sourire.
— Je te l’ai dit. Parce que tu m’en as donné l’envie quand je suivais ton cours.
Sa réponse me paraît légère. Je doute qu’elle exprime sa réelle motivation.
— J’en suis ravi. Plus sérieusement ?
Elle ne s’attendait pas à ce que j’insiste.
Son sourire s’estompe.
— J’avais un frère. Il avait deux ans de plus que moi. Il a été tué quand il avait dix-huit ans.
Je repose mes couverts.
— Je suis désolé.
Elle soupire.
— Il y a douze ans maintenant. J’ai fait mon deuil.
— Que s’est-il passé ?
— Il dealait. Rien de bien méchant quand on voit ce qui se passe aujourd’hui. Il s’est fait prendre et a fait quatre mois de prison. À sa sortie, il a recommencé, mais il a voulu jouer cavalier seul. Les autres ne le lui ont pas pardonné. Il s’est fait poignarder par plusieurs types. On n’a jamais arrêté les coupables.
Je laisse s’écouler quelques instants.
— C’est ce qui t’a donné envie de faire ce métier ?
Elle prend son verre d’eau, avale une gorgée.
— En quelque sorte. C’était mon frère, mon héros. Il était merveilleux. Je me souviens de son rire, de nos jeux, de notre enfance. Nous étions très complices. Il me protégeait, nous nous adorions. Il savait que je ne cautionnais pas ce qu’il faisait, mais c’était sa vie. Aujourd’hui, j’aide d’autres frères. Je suis d’origine marocaine.
— Tu ne seras pas amenée à ne défendre que tes frères de sang.
— Un avocat qui parle arabe est un atout. La langue peut aider, mais pas toujours. Certains me voient comme une traîtresse à leur cause. Ils disent que je sers la justice d’un pays qu’ils détestent.
— Je comprends.
Elle force un sourire.
— Parlons d’autre chose. À part travailler et travailler, que fais-tu ?
Je lui raconte ma passion pour l’escalade, mon entraînement hebdomadaire à Roc House, mon projet de sommet pour l’été. Elle me parle de son jogging matinal dans le bois de la Cambre, de sa course aux bonnes affaires du dimanche au marché aux puces, de son engouement pour le cinéma, de ses soirées théâtre entre amis.
Sa question arrive au débotté, entre deux phrases anodines.
— Tu es marié ?
Je suis pris au dépourvu.
— Oui.
J’hésite à rajouter quoi que ce soit.
Elle connaît à coup sûr ma situation. Patrick est un indécrottable bavard.
Elle embraie.
— J’ai failli me marier, il y deux ans. J’ai changé d’avis à la dernière minute. Ça m’a valu quelques antipathies.
— J’imagine.
Nous repartons dans des sujets plus légers.
De fil en aiguille, nous nous trouvons un intérêt commun pour les séries américaines.
Elle s’anime d’un coup, frappe dans ses mains.
— Ta préférée ? Là, sans réfléchir.
Je réponds du tac au tac.
— Breaking Bad . Toi ?
— The Wire . Je suis complètement accro.
Son hit-parade hollywoodien défile. Elle est experte en la matière. Nous comparons, objectons, argumentons, défendons nos positions respectives.
Nos rires se mêlent.
J’aime sa compagnie. L’espace d’un instant, je prends conscience que je me sens bien.
L’apparition impromptue de Hugues Tonnon vient rompre le charme.
— Bonsoir, Leila, bonsoir, Jean. Je suis navré de vous interrompre. Je m’en vais. Nous n’avons pas eu l’occasion de parler. Ce sera pour une autre fois.
Je le salue et jette un coup d’œil à ma montre.
1 h 40.
À nouveau, je n’ai pas vu le temps passer. Le salon s’est vidé. La musique s’est tue. Les danseuses ont disparu. Hugues est le dernier à quitter les lieux.
Je me lève.
— Je vais y aller aussi, Leila.
Elle semble déçue.
— Ta journée a été longue, je comprends. Je vais appeler un taxi et en faire autant.
— Pas question. Je dis au revoir à Patrick et je te dépose chez toi.
Je fais le tour du rez-de-chaussée sans trouver trace de qui que ce soit. Je présume que l’alcool a eu raison de lui et qu’il est allé se coucher.
Je monte à l’étage.
Des gémissements mêlés d’éclats de rire s’échappent d’une des chambres. Je me retourne pour redescendre et tombe nez à nez avec Leila. À sa tête, je comprends qu’elle aussi a entendu les plaintes.
Je joue l’innocent.
— Laissons-le. Il a trop bu. Je crois qu’il dort.
Nous redescendons, prenons nos affaires et sortons.
Elle habite à Ixelles, rue Blanche. Quand nous arrivons dans sa rue, elle m’indique une voiture en stationnement.
— Voilà, c’est là.
Je m’arrête à hauteur du véhicule.
— Dors bien, Leila. À bientôt.
Elle ouvre la portière.
— Bonne nuit, Jean. Merci pour cette belle soirée.
Elle se penche vers moi, dépose un baiser sur mes lèvres et disparaît dans la nuit.
Je rentre chez moi quelque peu déboussolé.
La tête me tourne. J’éprouve une sensation de flottement dans le ventre, je n’ai pourtant pas bu plus de deux verres.
Une fois dans mon lit, je repense à Leila, à nos échanges, à la fraction de seconde qu’a duré notre baiser. Un sourire aux lèvres, je ferme les yeux sur cette dernière image.
Entre octobre 1989 et juillet 1990, Franck Jammet connut son premier grand amour et ses premiers échecs scolaires.
Après d’habiles manœuvres, il était parvenu à séduire Fabrizia Foscari, une bouillonnante Italienne de deux ans son aînée, descendante d’une illustre famille appartenant à la noblesse vénitienne.
Le coup de foudre avait été réciproque. Les neuf mois que dura leur romance furent les plus exaltants de la jeune vie de Franck.
Pour son plus grand bonheur, Fabrizia occupait un appartement que ses parents lui avaient loué dans un luxueux immeuble de l’avenue Franklin-Roosevelt. Franck avait profité de l’aubaine pour déserter le domicile familial et s’installer chez elle.
Les contacts qu’il entretenait avec ses parents se limitaient à une brève apparition le dimanche après-midi pour embrasser sa mère, recueillir les confidences de sa sœur et écouter d’une oreille distraite les leçons de vie de son père.
En dehors de ce court intermède, les amants passaient la majeure partie du week-end au lit pour assouvir leur passion dévorante.
Assoiffés de sexe, il leur arrivait de sécher les cours pour se ruer à l’appartement et donner libre cours à leur libido insatiable.
Tout à son idylle, Franck avait relégué son cursus universitaire au second plan. Il comptait sur sa capacité de concentration et son excellente mémoire pour réviser et assimiler la matière en temps voulu.
Seuls les cours de piano ne furent pas délaissés. Son professeur habitait en face du cimetière d’Ixelles, à quelques centaines de mètres de l’appartement de Fabrizia, ce qui lui permettait de passer deux heures chez lui le mercredi, en début d’après-midi. Même s’il avait peu d’occasions de pratiquer les exercices qui lui étaient imposés, il continuait à progresser.
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