C’était également un moment où il parvenait à prendre du recul par rapport à la fascination que Fabrizia exerçait sur lui.
Son amitié avec Alex pâtit également de la situation. Leurs rencontres s’espacèrent et se réduisirent à quelques appels téléphoniques.
Plus d’une fois, Alex lui reprocha son manque de réalisme.
— Ouvre les yeux. Cette fille se fiche de toi. Tu n’es qu’un roturier. Elle t’accepte parce qu’elle est loin de chez elle et que tu la baises comme un dieu. Jamais elle n’osera se promener avec toi dans son palais ou te présenter à ses amis.
La réponse que lui donnait Franck d’un ton désinvolte ne reflétait pas le fond de sa pensée.
— Ça n’a pas d’importance, je prends ce qu’il y a à prendre. Une chose est sûre, cette fille est folle de moi. Quant à la suite, on verra.
À la fin de l’automne, Alex lui annonça qu’il avait reçu sa convocation pour le service militaire. Il avait présenté sa candidature pour rejoindre les paras-commandos, un service plus long, mais qui l’attirait par sa formation intensive et son côté aventureux.
Durant cette période, Franck assista aux métamorphoses qui s’opérèrent chez son ami, tant sur le plan physique que psychique. En quelques mois, l’adolescent nonchalant était devenu un homme énergique, à la carrure de rugbyman.
Son crâne rasé faisait ressortir ses traits creusés et son regard menaçant. Sûr de lui, il n’hésitait pas à chercher la bagarre pour le seul plaisir de mesurer l’effet qu’il produisait.
Au mois d’avril, lors d’une de ses permissions, Franck l’avait invité dans une boîte branchée du quartier Louise.
En fin de soirée, éméché, Alex lui avait indiqué le bar.
— Tu vois l’armoire à glace avec ses deux cloportes ? On parie que je le mets à genoux en moins de dix secondes, avec deux doigts, sans lui donner le moindre coup ?
— Tenu.
Alex s’était approché du malabar en roulant des épaules.
— Salut, tas de viande. Ta maman sait que tu traînes dans les bars et que tu bois de l’alcool ?
Piqué au vif, le colosse avait bondi pour laver l’affront.
D’un geste, Alex avait saisi la main du gaillard entre son pouce et son médius et avait dessiné une gracieuse arabesque dans les airs en lui tordant le poignet. L’homme n’avait pu faire autrement que d’accompagner le mouvement et s’était retrouvé aux pieds d’Alex, grimaçant de douleur.
Hilare, ce dernier avait hélé Franck.
— Alors ? Tu vois ?
Il n’avait pas prévu que les cloportes en question étaient armés de couteaux et n’avait dû son salut qu’à son agilité à la course à pied.
En juin, alors que la fin de l’année scolaire approchait et que Fabrizia préparait son retour en Italie, elle mit fin à leur relation de manière abrupte, sans préavis ni explication.
Rongé de chagrin, humilié, Franck avait déprimé pendant tout l’été. Il avait refusé d’accompagner ses parents sur la côte et était resté cloîtré dans sa chambre, persuadé que la blessure ne guérirait jamais, que sa vie était finie et qu’il ne lui restait qu’à se laisser mourir.
Malgré la douleur qui le tenaillait, il s’était interdit de se réfugier dans l’alcool ou les paradis artificiels.
Fin août, il avait revu Alex.
Son ami l’avait secoué sans ménagement.
— Je ne te reconnais pas. Tu es blanc comme un macchabée. Tu pourrais te taper les plus belles filles de la Terre et tu restes à pleurnicher sur ton sort. En plus, elle n’avait pas de nichons, ta Ritale.
— Laisse-moi encore un peu de temps, je vais m’en sortir.
La leçon avait porté ses fruits.
En septembre, Franck annonça à ses parents qu’il renonçait à poursuivre ses études à l’ICHEC. Le contenu des cours ne l’intéressait plus et il ne voulait en aucun cas revoir Fabrizia.
Sa décision lui valut une longue réprimande paternelle.
Excédé, il avait fini par frapper du poing sur la table.
— J’ai vingt et un ans. Je suis majeur, je fais ce que je veux. Si ça ne te plaît pas, mets-moi dehors !
Le coup de gueule avait été salutaire. Le rapport de force s’était inversé, son père s’était rangé de son côté et Franck n’avait pas quitté le foyer familial.
En janvier 1991, il reçut une convocation l’invitant à se présenter le lundi 1 er avril au Groupe Léopard, à Bourg-Léopold, en vue de suivre une formation de quatre mois comme sous-officier chef de char.
Trois jours avant la date fixée, Alex avait fêté sa démobilisation. L’espace d’un week-end, libres et dans un état euphorique, Franck et Alex avaient resserré les liens d’amitié que l’éloignement avait peu à peu distendus.
La veille de son départ, Franck lui promit de ne plus tomber dans le piège des sentiments et de profiter de chaque occasion pour passer du temps avec lui.
Contre toute attente, il s’enthousiasma pour les contenus qui lui furent enseignés à Bourg-Léopold. Il se passionna pour le maniement des armes, le fonctionnement des chars Léopard et les techniques de tir au canon.
À la fin de sa formation, il reçut une permission d’une semaine. Le dernier jour, il fixa rendez-vous à Alex dans café situé au cœur de la galerie de la Bascule.
Il déboula dans le bistrot et se dirigea d’un pas décidé vers son ami, assis à l’une des tables. Le visage impénétrable, il posa un journal ouvert sur la table et tapota de son index sur une petite annonce.
— Ça, c’est pour toi.
Alex lut l’annonce.
— Agent de sécurité ? Ça gagne quoi, un agent de sécurité ? Trente mille ? Trente-cinq mille balles ? Ma Mustang prend la poussière dans un garage. Si je veux la faire réparer, c’est trois mois de salaire.
Franck fixa son regard dans le sien.
— Tu n’as rien compris. Agent de sécurité, ça veut dire que tu te balades dans les banques et que tu t’occupes de transferts d’argent. Fais ce que je te dis. Nous allons faire de grandes choses, toi et moi.
18
Vous entendrez ce message
Je sors de la douche, les jambes flageolantes, les bras en compote. Jean-Pascal chantonne dans la cabine contiguë et m’apostrophe entre deux couplets de Carmen .
— Belle séance. J’avoue que la dernière m’a épuisé.
— Tu t’en es bien sorti, j’ai cru que tu allais décrocher.
— C’était limite.
Je me sèche et m’habille avec des gestes mesurés.
Il en va de même tous les dimanches. Cet après-midi, la douleur ira en empirant. Demain, tous mes muscles me feront souffrir. Mardi, je ne penserai qu’à recommencer.
Je me rends au bar et me perche sur l’un des hauts tabourets. Armelle, la gérante, m’accueille avec son sourire éclatant. Je lui commande un club sandwich et deux bières.
Jean-Pascal avale la sienne d’un trait et me salue.
— Je file, ma femme m’attend pour manger.
— À la prochaine.
Ma première pensée du matin était pour Leila.
J’ai repensé à elle en prenant mon café. Une nouvelle fois en préparant mes affaires.
Je suis parti tôt pour être à la salle dès l’ouverture et éviter la mêlée. Roc House est une salle d’escalade conviviale et fréquentée. Même si les sensations sont différentes de la course en montagne, où les conditions climatiques et l’altitude jouent un rôle majeur, une séance hebdomadaire permet de peaufiner sa technique.
Cette passion m’est venue de manière impromptue, alors que j’avais trente-cinq ans. Comme chaque année, Estelle et moi allions skier à Valtournenche. Cette année-là, je ne sais pourquoi, nous nous sommes arrêtés à l’entrée du village pour admirer le Cervin.
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