Plus d’une fois, il s’était vu distancer par des gamins prétentieux qui, outre leurs belles manières et leur langage ampoulé, possédaient un portefeuille bien garni et une voiture de sport allemande ou un cabriolet italien.
Son pactole dilapidé, il ne lui était plus possible de jouer au grand seigneur et de rivaliser avec ces fils à papa. Même ses conquêtes roturières manifestaient leur désapprobation à devoir se déplacer en bus ou en tram.
Son aura pâlissait. Il devait chercher le moyen de se renflouer.
La première idée qui lui vint fut de dénicher un travail le week-end, mais il abandonna cette option. Ce n’est pas en servant de l’essence, en tondant des pelouses ou en réassortissant les rayons d’une grande surface qu’il pourrait s’offrir une voiture avant l’été.
Une autre piste avait été ouverte par Alex Grozdanovic, son inséparable ami d’enfance. Ce dernier avait arrêté ses études et traînait avec une bande de petits voyous dans le quartier de la Bascule. Au vu de la situation financière de Franck, il lui avait proposé de se joindre à eux.
Franck lui avait fait part de ses réticences.
— Que veux-tu que je fasse avec ta bande de Yougos ?
— Ce sont mes compatriotes, ils sont malins.
— Qu’est-ce que vous mijotez ?
— On a quelques petits coups en vue.
Franck avait éclaté de rire.
Outre le fait qu’il n’était pas des leurs et que ces vauriens ne lui inspiraient pas confiance, il ne voulait en aucun cas être sous la coupe de qui que ce soit. Si coup à faire il y avait, il souhaitait en être le concepteur, l’organisateur et le coordinateur.
De plus, ces gamins étaient violents et il répugnait à l’idée d’avoir du sang sur les mains.
— Tu me vois braquer une épicerie ? Cambrioler un dépôt de meubles pour les refourguer dans les brocantes ? Casser des bagnoles pour revendre l’autoradio et les tapis de sol ? C’est ce genre-là, vos petits coups ? Si tu veux un conseil, laisse tomber ces petites frappes.
Alex avait haussé les épaules.
— Tu as une meilleure idée ? Je suis preneur.
Durant plusieurs jours, Franck se creusa les méninges à la recherche d’une solution.
L’idée lui vint alors qu’il regardait un documentaire en compagnie de sa sœur Louise. Il passa le reste de la nuit à analyser la faisabilité du projet et la manière de le réaliser. Au petit matin, il était convaincu que le concept était solide et facile à mettre en place.
Le soir, il convoqua Alex dans sa chambre.
Il prit un ton solennel, lui demanda de fermer la porte et de s’asseoir.
— Tu m’as dit que si j’avais une bonne idée, tu étais partant ?
— Bien sûr. Je te suivrais en enfer s’il le fallait.
Franck laissa un silence avant de poursuivre.
— Tu connais le tamarin pinché ?
Alex tiqua.
— Le tamarin pinché ? C’est une danse folklorique ?
— Je suis sérieux.
Son ami se redressa sur sa chaise.
— Je t’écoute.
— Le tamarin pinché est un singe qui vit en Colombie. Il a la taille d’un écureuil. On le reconnaît à sa crête de longs poils blanchâtres qui va de son front à sa nuque. Son dos est noir ou brun. Son ventre, ses bras et ses jambes sont blancs. Sa queue est de couleur rouge orangé avec un bout noirâtre. Il vit à l’état naturel en groupes de deux à douze individus.
Alex croisa les jambes.
— C’est passionnant. Et après ?
— Il compte parmi les primates les plus en danger. Il est menacé par le trafic d’animaux de compagnie et la déforestation.
Alex commença à comprendre où son ami voulait en venir.
Il frappa du poing dans la paume de sa main.
— Il faut faire quelque chose pour ces pauvres bêtes.
Franck acquiesça.
— Tu as raison, il faut faire quelque chose, sinon, ils vont disparaître à jamais.
— Qu’est-ce que tu proposes ?
— On va demander aux gens d’adopter symboliquement un tamarin pinché. L’adoption simple vaut cent francs. Une famille complète, mille balles.
Alex émit un sifflement admiratif.
— Rien que ça ? Qui va marcher dans cette combine ?
— Tout le monde. Quand tu auras vu la photo de ce joli petit animal, tu seras prêt à me donner ta chemise.
— Quel est ton plan ?
— Nous sommes encore scouts pour quelques mois. On va faire passer ça comme job de patrouille.
— Les chefs d’unité vont te poser des questions.
— Je répondrai que j’ai été contacté à l’ICHEC par une association de défense du tamarin pinché. Quand je leur dirai que cette association reversera trois pour cent des ventes à la caisse de la patrouille, ils ne poseront plus de questions.
— Astucieux.
L’argent recueilli dans les jobs de patrouille permettait de financer le camp d’été. Chaque scout était tenu d’en mettre sur pied. La vente de bonbons, de massepain ou l’exécution de travaux domestiques faisaient partie des plus courants. À de nombreuses reprises, Franck avait été le pourvoyeur de ce type de travaux.
— Nous deux, on s’occupera des commerces et des petites entreprises. On mettra les autres gars à la sortie des églises, sur les parkings des supermarchés et aux carrefours très fréquentés. Les plus courageux iront faire du porte-à-porte.
Alex se frotta les mains.
— Génial ! Qu’est-ce qu’on refile aux donateurs ?
Franck sortit une feuille cartonnée de l’un de ses tiroirs.
— Voilà la maquette. Ce sera une photo du singe, numérotée. Je m’occupe de les faire imprimer. Ça ressemblera à une carte de membre. Il y aura la somme donnée au verso, histoire de valider le montant.
Alex se leva d’un bond.
— On commence quand ?
— Samedi. On partage le fric en deux.
— Tope-là.
Ils se serrèrent la main pour sceller le pacte.
Dès le lendemain, Franck visita les principales bibliothèques de la capitale en vue de trouver une photo de tamarin pinché susceptible de fendre l’âme du public cible.
Selon lui, le succès de l’opération tenait en grande partie à la sensiblerie dont les gens faisaient preuve lorsqu’il s’agissait d’animaux en péril. La campagne menée quelques années plus tôt par Brigitte Bardot contre la chasse aux bébés phoques en était la preuve. Personne ne s’était soucié du fait que ce combat contribuait à détruire une partie importante du mode de vie des Esquimaux.
Les cartes d’adoption imprimées, Franck et Alex rassemblèrent leurs équipes. Après leur avoir expliqué les enjeux de l’opération, ils se penchèrent sur la stratégie commerciale.
Cette fois, ce fut Alex qui fit preuve d’opportunisme et de bon sens.
— Commencez par leur demander s’ils aiment les animaux. Ensuite, montrez-leur la photo et demandez-leur s’ils accepteraient de laisser mourir ces petites bêtes sans rien faire.
Les gamins embrayèrent.
L’opération fut un grand succès. Entre le samedi 19 mars et le dimanche 17 avril, à raison de trois après-midi par semaine, vingt-huit scouts écumèrent les rues de Bruxelles, ralliant plusieurs centaines de personnes à la cause.
De leur côté, Franck et Alex faisaient feu de tout bois, visitant sans relâche les commerçants et les petites entreprises. Chaque soir, l’argent récolté était remis aux deux compères qui déclaraient le verser sur le compte en banque de l’association.
Au début du mois de mai, Franck s’acheta un cabriolet Alfa Romeo de 1984, de couleur ivoire, qu’il acquit après une longue négociation avec un marchand de voitures de seconde main.
Plus tape-à-l’œil de nature, Alex jeta son dévolu sur une Ford Mustang rouge sang de 1977.
Galvanisés par leur exploit, ils lancèrent en juin une opération destinée à sauver le percnoptère d’Égypte.
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