— La venue de l’agent de Nolwenn est annoncée aux obsèques. Il s’appelle Richard Block, son agence s’appelle Gotha, elle est située à Paris, rue de Sèvres. J’aimerais que tu trouves son adresse privée et que tu regardes où il est pour l’instant.
Il eut un moment d’hésitation.
— La France n’est pas mon domaine de prédilection, mais ça ne devrait pas être classé secret défense, je vais voir ce que je peux faire.
— Rappelle-moi dès que tu as l’information.
Je raccrochai.
Je pris mon agenda et consultai la liste des numéros de téléphone que j’avais recopiés avant mon départ. Dans la foulée, je composai celui d’Albert Moinard.
Physiquement, Albert Moinard ressemblait vaguement à Albert Einstein. Comme le grand homme, il avait les cheveux en bataille, une épaisse moustache et l’air assoupi.
Sa puissance intellectuelle n’était pas aussi élevée que celle de son illustre homonyme, mais il présentait un taux constant d’alcoolémie qui défiait la théorie de la relativité restreinte.
J’avais fait sa connaissance dans des circonstances assez particulières.
Une jeune femme aux nerfs fragiles était venue me trouver pour entamer une procédure de divorce. Son mari, un homme jusque-là droit et attentionné, avait changé du tout au tout dès le lendemain de leur mariage. Il était devenu moins assidu sur le plan sexuel, avait arrêté de travailler et sortait toutes les nuits pour ne rentrer qu’au petit matin dans un état comateux, auréolé de fragrances diverses.
Après une dispute plus âpre que les précédentes, il avait disparu sans demander son reste.
Il ne m’avait fallu que quelques questions anodines pour découvrir qu’il s’agissait d’un mariage de complaisance et que l’homme, une fois sa situation régularisée, était parti vivre sous d’autres cieux ou avait fait venir son épouse officielle et ses vingt-trois enfants en Belgique.
J’avais déposé une demande d’annulation du mariage et proposé de poursuivre l’homme pour abandon de domicile conjugal et abus de confiance en exigeant qu’on lui retire sa nationalité belge. La démarche, hasardeuse, visait avant tout à mettre du baume au cœur de l’épouse meurtrie.
Nous avions alors constaté que l’homme n’existait pas, tout au moins que l’on ne trouvait nulle trace de son passage sur terre avant son mariage.
J’avais mis Sac à main sur l’affaire.
Il avait mené une enquête et remonté une filière de faux papiers qui l’avait mené chez Albert Moinard, un vendeur de photocopieuses de seconde main.
L’homme avait mis au point une combine qui lui permettait de rentabiliser ses heures perdues. Dans un premier temps, il procurait de faux papiers aux candidats à l’immigration. Il leur confectionnait un permis de conduire équatorien, un passeport namibien ou un acte de naissance zoulou en prenant soin de leur attribuer un patronyme dont l’orthographe était proche de leur véritable identité, sauf que les o devenaient des c , les h des b , les i des l , les l des k ou des f .
Peu de temps après leur mariage, les intéressés perdaient inopinément les papiers qu’ils venaient d’obtenir grâce à leur union avec une citoyenne belge. Ils déclaraient aussitôt la perte de ceux-ci et remplissaient une nouvelle demande de carte d’identité.
Pour prouver qu’ils étaient bien la personne qu’ils prétendaient être, ils présentaient d’authentiques pièces d’identité de leur vie antérieure, assorties d’une facture de téléphone ou d’électricité, concoctée par Albert, sur laquelle était reprise l’adresse de leur domicile en Belgique.
Les patronymes étant proches, les employés communaux n’y voyaient que du feu et leur procuraient une carte d’identité à leur vrai nom quelques jours plus tard. L’abondance de dossiers en cours et la limite des fonctions intelligentes des ordinateurs faisaient qu’aucun lien n’était établi entre les deux identités.
Lorsque nous avions coincé Albert, il avait juré ses grands dieux que c’était la première fois qu’il se livrait à cet exercice.
Baratineur de première, il avait tenté de nous faire croire, d’un débit saccadé, avec moult gestes à l’appui, qu’il s’était fait lui-même arnaquer par une Bulgare qui l’avait contraint à se marier et était partie quelque temps après en emportant son patrimoine : une télévision et un lecteur DVD.
Selon ses dires, son activité se limitait à la falsification de certificats de contrôle technique pour les voitures de seconde main et à la fabrication de faux diplômes. La main sur le cœur, il avait soutenu que cette dernière démarche favorisait la mise au travail des jeunes et réduisait le taux de chômage.
Acculé, il s’était dit prêt à arrêter ses activités illicites et à revenir dans le droit chemin si nous ne le dénoncions pas à la police.
Albert était sournois, retors et sans scrupules, ce qui lui avait valu ma sympathie. J’entrevis également le parti que je pourrais tirer de ses compétences. J’avais accepté le marché.
En consultant sa liste de clients, j’avais noté qu’un de mes confrères avait fait appel à lui pour se confectionner un diplôme émanant de la prestigieuse université Paris-Descartes. Il avait ensuite fait jouer l’équivalence de son diplôme pour exercer en Belgique.
Quelques semaines plus tard, j’eus à croiser le fer avec le collègue indélicat. Il se montrait inflexible et l’affaire que je défendais ne se présentait pas sous les meilleurs auspices. Lors d’une rencontre au Palais, je lui avais relaté, entre deux, qu’une suspicion de faux diplômes circulait dans notre profession.
Il avait bâclé le dossier et nous l’avions emporté.
— Moui.
— Albert, c’est Hugues Tonnon.
Il prit l’air enjoué.
— Maître, quel plaisir de vous entendre, ça fait une paie !
— Albert, j’ai besoin de toi.
— Moui ?
— Il me faut des papiers.
Il fit une pause avant de reprendre de sa voix pâteuse.
— Des papiers ? De quels papiers parlez-vous ? Vous savez bien que j’ai arrêté tout ça, maître.
Je ne crus pas percevoir une farouche détermination dans ses propos.
— Je sais, mais il s’agit d’un cas particulier.
— Moui ?
— C’est pour moi.
Il pouffa et se mit à tousser.
— Il vous est arrivé des bricoles dans une suite du Sofitel ?
— Je suis sérieux, Albert. Il me faut une carte d’identité, un passeport et un permis de conduire. Tu trouveras une photo de moi sur le site Internet du cabinet. Ni barbe ni moustache, tu ne touches à rien.
Il marqua une nouvelle pause.
— Maître, ce n’est pas possible. Vous savez bien que j’ai arrêté ce genre de commerce depuis longtemps.
— Oui, je sais, Albert.
Il se racla la gorge.
— Moui. Vous avez une préférence pour le nom ?
Je repris la direction des Champs-Élysées et hélai un taxi.
Une Renault déglinguée freina à ma hauteur. L’air soucieux, le portable à la main, le taximan me questionna du menton. Je lui annonçai ma destination. D’un hochement de tête, il me fit signe d’entrer et démarra en trombe.
La climatisation était poussive, les sièges poisseux, et une effroyable odeur de poisson frit imprégnait l’habitacle.
Le chauffeur poursuivit sa conversation téléphonique dans une langue étrangère sans se soucier de ma présence. Il tenait le volant d’une main, mais le lâchait à intervalles réguliers pour ponctuer ses dires d’un geste rageur.
Plus la course avançait, plus le ton s’envenimait. À Auteuil, il se mit à hurler et à marteler le tableau de bord.
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