Le lendemain, le mari avait débarqué avec la ferme intention d’en découdre avec moi. J’avais dû mon salut à la présence de Raoul Lagasse.
Je pris l’air intrigué.
— Ce sont des poissons chinois, c’est ça ?
— Japonais.
— Tiens donc.
Elle haussa les épaules.
— Ce qu’il y a d’extraordinaire avec cette espèce, c’est leur capacité à réguler leur croissance en fonction de la taille du bassin dans lequel ils sont élevés. Plus le bassin est vaste, plus ils grandissent. Certains koïs peuvent atteindre plus d’un mètre.
J’opinai.
— C’est intéressant.
— C’est fascinant.
Je marquai un signe d’impatience.
— Où voulez-vous en venir ?
Mon irritation semblait la mettre en joie.
— Figurez-vous qu’il en est de même chez l’être humain. Son pouvoir d’adaptation à l’environnement socioculturel dans lequel il se trouve est impressionnant. Prenez le premier plouc qui passe et plongez-le dans le star-system , vous verrez qu’il ne lui faudra que quelques semaines pour faire bonne figure. Six mois plus tard, il vous expliquera qui est Lawrence Weiner et comment tenir vos couverts.
En l’occurrence, j’ignorais qui était Lawrence Weiner.
— Et après ?
— Si la croissance des koïs est biologiquement limitée, celle des people ne l’est pas. Chaque jour, ils ambitionnent d’être plus grands, plus riches, plus célèbres. Tôt ou tard, ils finissent par exploser. Dépression, alcool, drogues, suicide ou mort violente. Rares sont ceux qui en réchappent.
Mon irritation fit place à de l’exaspération.
— Qui êtes-vous ?
Je lus une lueur de défi dans ses yeux.
— Je suis journaliste.
Je poussai un long soupir. Je m’étais fait avoir comme un gamin.
Je me levai.
— Dans ce cas, chère madame, l’entretien est terminé.
Elle resta assise.
— Ce n’est pas votre affaire qui m’intéresse. Je ne fais pas dans le ragot, je suis journaliste multicarte, j’écris des articles de fond.
— Dites-moi ce qui vous intéresse dans ce cas ? Mon avis sur la croissance des poissons koïs, mon analyse de la petite enfance de Lawrence Weiner ?
— J’étais proche de Nolwenn.
L’argument ne suffit pas à me calmer.
— Depuis deux jours, tous les journalistes sont proches de Nolwenn.
Je fis le tour du bureau et me plantai devant sa chaise.
— Je vous prie de bien vouloir m’excuser, madame, j’ai un rendez-vous urgent.
Elle se leva.
Avec ses hauts talons, elle arrivait à ma hauteur.
Elle approcha son visage du mien. Une nouvelle fois, je ressentis un léger trouble face au contraste qu’offraient ses yeux.
— Il y a trois ans, j’ai entamé la rédaction d’un bouquin. Je voulais décrire la métamorphose d’un être humain sous la pression du système.
— Vous comptez révolutionner les bases de la sociologie phénoménologique ? Au bas mot, deux cents ouvrages se sont penchés sur la question. Durant mes études, il y a plus de vingt ans, j’ai lu des trucs de Bordwell ou de Balio qui traitaient déjà du sujet.
Elle haussa le ton.
— Des œuvres théoriques, ésotériques et barbantes. Quand j’ai commencé mon travail, je n’avais pas l’intention de philosopher ou d’enfoncer des portes ouvertes. Je voulais présenter un cas réel. Je voulais suivre une star en devenir et étudier son évolution. Mon idée était d’écrire une sorte de journal retraçant son ascension, en sachant que ce serait aussi le récit du début de sa chute.
— C’est palpitant, seulement…
Elle s’emporta.
— Laissez-moi terminer ! J’ai choisi Nolwenn Blackwell. Je lui ai proposé d’écrire sa biographie, de décrire son parcours, de parler de sa réussite en devenir. Elle a accepté de jouer le jeu. Nous nous voyions régulièrement. Je la suivais, j’observais les changements qui s’opéraient en elle. Elle répondait à mes questions sans faux-fuyants. Elle me racontait ses moments de joie, ses déprimes et sa détresse naissante. J’ai assisté à ses premiers dérapages : l’alcool, la cocaïne, le sexe collectif. J’étais devenue son amie. Nous étions très proches.
Son sourire avait disparu.
Je la sentis au bord des larmes. Soit elle était sincère, soit j’avais affaire à une prodigieuse comédienne.
— Je suis navré de l’apprendre, mais je ne vois pas ce que vous attendez de moi.
Elle se rassit et resta silencieuse.
Interloqué, je pris place sur le siège attenant et l’observai à la dérobée.
Elle semblait réellement émue.
Après un temps, elle reprit, sur le ton de la confidence.
— Je m’étais attachée à elle. Quand je l’ai connue, c’était une jeune fille de dix-huit ans. Le succès est arrivé. Fulgurant. Le cortège habituel a suivi, pression, stress, jalousie, on ne lui laissait aucun répit. Elle est arrivée au top et devait y rester.
J’intervins.
— Elle m’a fait part de son inquiétude face à ce défi permanent.
Elle balaya ma phrase d’un geste, comme s’il ne s’agissait que de remplissage empathique.
— Dans ce milieu, les gens vivent en une année ce que le citoyen lambda ne réalise pas en une vie. Ces derniers mois, elle éprouvait de plus en plus de difficultés à suivre le rythme. Son étoile commençait à pâlir. Elle avait brûlé la chandelle par les deux bouts et cherchait une sortie de secours. Elle a pris des risques. L’orgueil s’en est mêlé. Tous les ingrédients étaient réunis.
Où voulait-elle en venir ?
— Je peux comprendre votre désarroi, mais je ne vois pas en quoi je puis vous aider. J’ai fait sa connaissance il y a deux jours. Je n’ai passé que quelques heures avec elle.
Elle poursuivit, sans tenir compte de ma remarque.
— Je devais la voir cette semaine. Nous devions travailler sur le bouquin.
Je lançai un ballon d’essai.
— Vous aimeriez que je vous aide à rédiger le dernier chapitre ?
Elle me massacra du regard.
— Vous êtes cynique.
— Je suis réaliste.
— Je n’ai besoin de personne pour rédiger le dernier chapitre, mais j’aimerais savoir ce qu’il contient.
Je plissai les yeux et me penchai vers elle.
— Je vais vous faire une confidence, mais ne le dites à personne : je ne l’ai pas tuée.
Elle leva les yeux au ciel.
— Cynique et naïf. Pour qui me prenez-vous ? Il ne faut pas plus de cinq minutes pour savoir que vous ne l’avez pas tuée. Vous seriez bien incapable de commettre une chose pareille. Guindé et maniéré comme vous l’êtes ! Les psychorigides sont rarement des assassins.
Je me contentai de sourire.
— Faites-moi plaisir, madame Beauchamp, racontez cela à la police. Ils sont convaincus que je suis l’assassin. Ils sont collés à mes pas et épient mes moindres faits et gestes.
— S’ils ont un brin de jugeote, ils réaliseront vite qu’ils font fausse route. Ils ne cherchent pas au bon endroit.
Son assurance m’interpellait.
— Elle avait des ennemis ?
— Je ne sais pas si on peut parler d’ennemis, mais elle gênait du monde.
— Vous en avez parlé à la police ?
— J’arrive de Paris, j’irai les voir demain.
— Qu’allez-vous leur dire ?
— Je savais que quelque chose risquait de se produire, mais je ne m’attendais pas à cela.
Sa déclaration était du pain bénit pour moi.
Cela signifiait qu’il existait un mobile potentiel et que je devais exploiter ce filon.
Je pris mon air le plus professionnel.
— Vous saviez que quelque chose risquait de se produire ?
Elle chercha ses mots.
— Elle m’a téléphoné dimanche soir. J’étais en Espagne. J’étais occupée, je n’ai pas pris l’appel. Elle m’a laissé un message.
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