Elle lève les yeux au ciel.
— Je vous l’ai traduit de l’allemand. C’est écrit de manière pompeuse, dans un jargon moyenâgeux. J’ai l’impression que ce texte cherche à ménager certaines susceptibilités, mais ce n’est qu’une interprétation personnelle dont vous ne devez pas tenir compte.
Giuseppe agite la main.
— Porca miseria.
Je m’adresse à lui.
— Comment sait-on que c’était un criminel nazi ?
Laura s’apprête à traduire, mais il l’arrête d’un geste, lui dit qu’il a compris et se lance dans un long discours.
Elle l’écoute attentivement avant de me faire le résumé.
— On a d’abord cru que c’était un règlement de comptes ou des représailles, parce que l’homme devait de l’argent à beaucoup de monde, mais la police n’a rien trouvé. C’est quand ils ont recherché son acte de naissance qu’ils ont constaté que ça ne correspondait pas. La police s’en fichait, mais un journaliste de Milan s’est intéressé à l’affaire et a découvert que l’homme était un ancien officier SS déclaré mort au combat en 1944.
Je prends mon iPhone, affiche la photo du SS en uniforme et la mets sous les yeux de Giuseppe.
— C’est lui ?
Il secoue la tête.
Laura jette un coup d’œil par-dessus mon épaule et fait la moue.
— Tiens, tiens. J’ai hâte que vous m’expliquiez ce que vous venez chercher.
— Demandez-lui qui était ce type.
Elle dialogue quelques instants avec lui avant de restituer ses propos.
— Il se faisait appeler Wilhelm Simon. Selon le journaliste, il s’appelait Wilhelm Göecke.
— Göecke ?
— Oui, avec un tréma sur le « o ».
Je m’éloigne de quelques pas et me connecte à Internet. Le moteur de recherche me propose un tas d’individus qui n’ont pas grand-chose à voir avec la Seconde Guerre mondiale.
Je longe une allée en poursuivant ma recherche.
Les tombes sont couvertes d’une végétation dense, parfaitement entretenue. Une dalle carrée est posée au pied de chacune d’elle. Deux noms y sont gravés. Sur nombre d’entre elles, l’un des noms est remplacé par les mots Ein deutscher Soldat .
J’ajoute les lettres « SS » à Wilhelm Göecke. Google me dirige vers plusieurs pages.
Je remonte l’allée jusqu’à son extrémité, rebrousse chemin en prenant la parallèle. Un bouquet de fleurs a été déposé sur l’une des tombes. Il se voit à cent mètres.
Une page en anglais parle du personnage. Wilhelm Göecke était SS Oberführer , ce qui correspond au grade de colonel. Il a été commandant du camp de concentration de Varsovie. Après cela, il a été envoyé sur le front italien où il a été tué le 17 octobre 1944. L’article se termine en précisant qu’il a été fait Standartenführer à titre posthume. Nulle trace d’un supposé assassinat en 1954.
J’arrive au pied de la tombe. Les fleurs sont fraîches. Elles semblent avoir été déposées il y a peu.
L’occupant s’appelait Max Prinz, né en mars 1926, mort en avril 1945. Il est né la même année que ma mère, elle aurait quatre-vingt-six ans.
Qui peut parcourir mille ou deux mille kilomètres pour déposer un bouquet de fleurs sur la tombe d’un type mort depuis soixante-sept ans ? Qui plus est, un gamin de dix-neuf ans.
Je jette un coup d’œil aux tombes contiguës et fais de rapides calculs. Dix-huit ans, vingt ans, dix-neuf ans. Des gamins. De la chair à canon. De jeunes gars qui avaient la vie devant eux et sont morts avant même d’avoir baisé leur première femme.
J’ai une pensée pour Sébastien. J’aimerais lui dire ce que je ressens en cet instant.
Je reviens vers Laura et Giuseppe.
Il a continué de parler pendant que je consultais le Web.
— Giuseppe dit que personne n’a voulu croire le journaliste.
— Bien sûr.
— Il dit aussi que personne n’a voulu écouter ce qu’il avait à dire.
Je relève la tête.
— Qu’est-ce qu’il avait à dire ?
Il répond à la question avec moult gestes.
Laura l’apaise.
— Il avait douze ans en 1954. La veille du jour où l’homme a disparu, il se promenait à vélo près de la route qui va à Vérone. À l’entrée du village, il a aperçu deux voitures stationnées dans un chemin de terre, entre les champs. L’une venait de Milan, l’autre avait des plaques autrichiennes. Quatre hommes discutaient près des voitures. Il trouvait ça bizarre. Il s’est caché dans le champ et s’est approché en rampant. Les hommes parlaient anglais. Ils n’étaient pas d’accord et s’engueulaient. Ça a duré un moment. Finalement, ils ont eu l’air de tomber d’accord et ils se sont serré la main. Trois des hommes sont montés dans la voiture autrichienne et sont repartis vers Vérone. Le quatrième est resté encore quelques minutes. Il regardait un papier qu’un des hommes lui avait donné et a noté quelque chose dessus. Giuseppe a fait un mouvement et l’homme l’a vu. Il n’a pas eu l’air surpris ou fâché d’avoir été espionné. Il lui a fait un clin d’œil. Il est ensuite remonté dans sa voiture.
— Comment était ce type ?
Laura traduit ma question.
— Il ne pourrait pas le reconnaître, c’était il y a trop longtemps. Tout ce dont il se souvient, c’est que l’homme était grand, qu’il avait une fossette au menton et un chapeau sur la tête.
Les images de l’exécution à laquelle Nathan avait assisté à Baden-Baden le hantèrent durant de longues nuits. Les cris que Sommerer avait poussés et les insultes qu’il avait proférées avant de mourir résonnaient dès qu’il fermait les yeux. Il lui arrivait de se réveiller au milieu de la nuit, revivant la scène, écœuré par le jet de sang qui avait jailli de la bouche du nazi quand la balle avait traversé son crâne.
Plus d’une fois, il s’était interrogé sur la légitimité de son rôle.
Il se repassait alors des images plus anciennes, les scènes d’horreur dont il avait été témoin à Mauthausen. Il revoyait la carrière de granit, les cent-quatre-vingt-six marches de la mort, l’endroit surnommé « le saut en parachute » d’où les SS précipitaient les détenus, les pendaisons publiques dans la cour intérieure et les bastonnades mortelles, seule punition officiellement prévue par le règlement.
Sa détermination et sa soif de vengeance reprenaient aussitôt le dessus.
Deux semaines après les événements de Baden-Baden, Éva avait à son tour participé à une expédition en tant que témoin.
Elle en était revenue bouleversée.
Quelques semaines auparavant, le Chat avait débusqué Erwin Weinmann, un homme de quarante et un ans, ancien SS-Obersturmbannführer .
Il avait été commandant de la police de Sécurité à Prague et avait dirigé un commando des Einsatzgruppen , les unités de police politique chargées de l’assassinat des opposants au régime nazi, et en particulier des Juifs. Officiellement, l’homme avait été déclaré mort en 1949. Dans les faits, il tenait un restaurant dans le centre de Mannheim.
La capture de la cible s’était mal passée. L’homme s’était débattu, était parvenu à s’échapper et avait dû être abattu en pleine rue. L’équipe que Éva avait accompagnée avait dû prendre la fuite et avait échappé de justesse à l’arrivée de la police.
Le dimanche qui avait suivi, Nathan l’avait retrouvée en larmes à Francfort.
Elle lui avait confié ses états d’âme.
— Ils lui ont tiré quatre ou cinq balles dans le corps. Quand nous nous sommes enfuis, il bougeait encore. Nous avons appris qu’il n’est mort que deux heures plus tard, à l’hôpital. Ils l’ont tué sans prononcer le moindre mot, sans lui faire de procès. Des gens et des enfants passaient dans la rue, ils ont tout vu, c’était atroce. Cet homme était un salaud, mais peut-être ne savait-il même pas qui nous étions et pourquoi nous voulions le tuer.
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