Je ferme les yeux.
Cette femme m’exaspère. Son verbiage me saoule, son assurance me fatigue, ses manières me mettent hors de moi. Elle m’insupporte, mais je la baiserais bien. Elle exhale le sexe par tous les pores de la peau.
Je ne sais si elle est mariée, je n’ai pas vu d’alliance dans la quincaillerie qu’elle trimballe.
La dernière Italienne que j’ai baisée s’appelait Léa.
Je me souviens du cadeau d’anniversaire qu’elle m’avait préparé.
Je revenais d’une semaine en Égypte où j’avais effectué quelques recherches pour mon bouquin, c’était il y a trois ou quatre ans. J’étais crevé, je m’étais engueulé avec les fonctionnaires égyptiens qui rechignaient à répondre à mes questions pourtant légitimes.
Nous nous étions donné rendez-vous chez elle. Elle m’avait proposé de manger un morceau avant de se faire baiser.
Quand je suis arrivé, la table était mise, quatre couverts joliment apprêtés, quelques bougies pour l’ambiance.
Un couple était installé dans le canapé, un homme d’une quarantaine d’années à l’allure managériale, accompagné d’une blonde de petit calibre figée dans une pose suggestive. Léa me les a présentés comme étant des amis .
Au moment où Léa nous servait l’apéritif, la femme a posé une main sur ma cuisse, comme s’il s’agissait d’un geste naturel. Léa guettait ma réaction. Le type me dévisageait, le regard pervers, le sourire en coin.
J’ai pris la main de la femme, l’ai dégagée de ma cuisse et me suis adressé au gars.
— Il y a deux options, soit tu te barres avec ta pouffiasse sans faire d’histoires, soit tu te barres avec ta pouffiasse en jouant au fier-à-bras. Dans les deux cas, tu te barres.
Il a choisi la deuxième option.
Il s’en est sorti avec le nez cassé, un coquard à l’œil droit et son costume en lambeaux. Rien ne me répugne plus que les échangistes et les partouzards.
Après cela, nous sommes allés au restaurant, Léa et moi. Elle était désolée, elle s’était trompée. Son salon était dans un triste état, mais la baston l’avait excitée. Cette nuit-là, elle s’est laissé baiser à satiété.
— Je ne vous dérange pas ?
J’ouvre les yeux.
Bellini se tient devant moi, les mains sur les hanches.
Le soleil m’éblouit, je ne parviens pas à lire les traits de son visage. Un septuagénaire se tient à ses côtés. Il lui arrive aux épaules. Il porte une chemise blanche et un pantalon gris.
Je ne peux m’empêcher de fixer la bosse phénoménale qui lui déforme le dos.
— Qui est-ce ?
— Giuseppe. Je ne connais pas son nom de famille.
— C’est tout ce que vous avez trouvé ?
— Oui. Vous saviez que l’homme qui a été tué ici en 1954 était un criminel nazi ?
35
Un chapeau sur la tête
Nous descendons vers le lac de Garde à faible allure.
Giuseppe est recroquevillé sur le siège passager, dos à la fenêtre. Il a fallu un moment à Laura pour le faire entrer dans la Fiat, quelques minutes de plus pour parvenir à boucler la ceinture de sécurité autour de son impressionnante difformité.
Chaque phrase qu’il prononce lui demande des efforts considérables. Il parle lentement, d’une voix enrouée. Ce n’est pas pour autant qu’il a moins de choses à dire.
Laura est assise à l’arrière, au milieu de la banquette. Elle se penche de temps en temps en avant pour traduire le récit de l’Italien.
— Il est né à Caprino Veronese pendant la guerre. Il avait deux frères et deux sœurs. Il ne lui reste aujourd’hui qu’une sœur. Elle a deux ans de moins que lui. Ses frères sont morts, l’un à soixante-quatre ans, l’autre l’année passée, d’un infarctus. Son autre sœur est morte d’un cancer quand elle avait trente-trois ans.
— Il peut en venir aux faits ?
Elle baisse le ton.
— Giuseppe comprend un peu le français.
Dans le même temps, l’Italien pointe un panneau routier et nous gratifie d’un commentaire.
Je l’interromps.
— Je roule trop vite ?
— Non, Giuseppe a le sens de l’humour. Il dit qu’en France, on dit radar quand ici on dit controllo elettronico della velocità , les Italiens ont besoin de plus de mots pour dire les choses.
— Demandez-lui d’aller à l’essentiel.
— Laissons-le parler, je ne vous traduirai que les éléments susceptibles de vous intéresser.
— OK.
Nous entrons dans Costermano.
— Son père travaillait à la scierie. Elle a fermé depuis. Ils en ont ouvert une plus grande à Pisena, en 1963. Je sais, vous vous en foutez.
— Complètement. Qu’il aille au but.
— Il y arrive. L’homme qui a été assassiné travaillait également à la scierie. Un matin, il ne s’est pas présenté au boulot. On a tout d’abord cru qu’il était malade, mais sa femme a déclaré qu’il avait disparu.
Giuseppe s’anime, remue les mains.
— Trois jours plus tard, on a retrouvé son cadavre calciné dans un champ près d’ici. C’est là qu’il nous emmène.
— L’endroit où il a été retrouvé a une importance ?
— Oui, vous allez voir.
À la sortie du village, il indique une route étroite qui part à gauche en longeant une grande surface. Après deux kilomètres, nous parvenons à l’entrée d’un cimetière.
Giuseppe s’enfièvre de plus belle, se tord sur son siège, pointe un champ situé en face du cimetière.
— C’est là qu’ils l’ont trouvé.
Un vaste parking est aménagé devant le cimetière. Hormis une vieille camionnette blanche, il est désert. Nous descendons de voiture. Une chape de plomb nous tombe sur les épaules. Je me dirige vers le cimetière pendant que Laura aide Giuseppe à s’extraire de la Fiat.
Une stèle de granit est érigée à l’entrée.
DEUTSCHER SOLDATENTFRIEDHOF
1939 — COSTERMANO — 1945
CIMITERO MILITARE TEDESCO
Laura et Giuseppe me rejoignent en clopinant. Il ne semble pas importuné par la chaleur, sa chemise est immaculée, aucune goutte de sueur ne perle à son front. Il pointe sa canne sur la stèle et lâche quelques phrases.
Laura embraie aussitôt.
— C’est un cimetière militaire. Plus de vingt-deux mille soldats allemands y sont enterrés. Au moment du meurtre, il était en construction. Ils collectaient les cercueils qui venaient d’une quarantaine de provinces du nord du pays. Beaucoup d’entre eux contenaient des soldats non identifiés. D’après lui, ce n’est pas par hasard que les assassins l’ont déposé ici.
— Pourquoi ? Les gens savaient que c’était un nazi ?
Giuseppe tousse longuement, sort un mouchoir, crache dedans avant de poursuivre.
— Tout le monde savait qu’il était né en Allemagne et qu’il avait fait la guerre. Il ne s’en cachait pas. De très nombreux soldats allemands se sont installés dans la région après la guerre, surtout au Tyrol du Sud où l’on parle allemand. En revanche, personne ne savait que c’était un criminel de guerre.
— À quel moment l’a-t-on appris ?
Pour toute réponse, Giuseppe marmonne quelques mots et entre dans le cimetière.
— Venez.
Nous montons quelques marches, ce qui se révèle un exercice périlleux pour le bossu. Nous nous arrêtons durant quelques instants au sommet de l’escalier avant de franchir un porche qui s’ouvre sur de vastes pelouses traversées par de longues allées semi-circulaires. Un panneau explicatif est exposé sur l’un des murs.
Le texte est en allemand, en italien et en anglais.
Laura traduit.
— Dans ce cimetière reposent plus de vingt mille soldats et autres victimes de la guerre. Ce site a été érigé entre 1954 et 1967 à la demande de la République fédérale d’Allemagne, et ce, pour une durée indéterminée. Lors de l’achèvement du site, il a été constaté que certains ossements appartenaient à des personnes qui se sont rendues coupables de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. De plus, on ne peut exclure que certaines personnes enterrées en ce lieu aient commis des crimes contre des civils italiens. Que cela puisse mettre les générations futures en garde.
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