L’homme qui l’accompagnait avait la trentaine, cheveux châtains, assez courts, séduisant, un bandage au poignet, comme lui.
John ôta sa chemise et passa un tee-shirt sec. Eva réapparut très vite, une serviette sur les cheveux qu’elle frottait en miaulant. Dans son attitude, nulle crainte : juste un profond et inconcevable sentiment de sécurité.
Prisonnier de l’atelier, le policier ruminait : Eva aimait un homme qui allait la tuer, un déséquilibré qui allait lui découper le sexe : sa propre fille ! Les idées se bousculèrent dans son cerveau : il fallait trouver un moyen d’opérer sans la mettre en danger, elle qu’il ne quittait plus des yeux, fou d’un amour brutal capable de le mettre en pièces.
John enlaça sa compagne qui, aussitôt, se lova contre lui. Elle semblait aimer ça, la garce ! Fitzgerald se retint de hurler : il ne pensait plus à rien. On lui volait son seul bien.
Eva tira John sur le sofa dépenaillé. Ils goûtaient jusqu’à l’asphyxie le mélange éphémère de leur meilleure salive. La main de l’homme passa sous sa robe et caressa ses longues cuisses nues. En araignées voraces, ses jambes s’accrochèrent à lui. Jack écrasa ses paupières à la vue du sexe à nu sous l’étoffe. John laissa dériver une bretelle sur le bras de son amante. Bientôt, un sein rond pointa son nez rose, qu’il saisit à pleine main : Eva se tordait sous ces maudits doigts. Jack refusait de voir Eva nue, livrée aux mains d’un homme — tueur ou non. Son esprit commença à siffler. Vingt-cinq ans sous pression, la cocotte-minute allait exploser.
Eva posa sa nuque sur l’accoudoir du sofa et laissa sa tête tomber à la renverse. Ses cheveux trempés allaient jusqu’à terre dans une joyeuse chute capillaire, loin de présager le danger sous les câlineries diaboliques de son amant. Quand l’homme posa sa main sur le cou offert en gage de bonne volonté, Jack hurla :
— Eva ! Eva, il va te tuer !
Dans un état second, il tira dans le verre teinté qui le séparait de la chambre : la glace se fissura mais ne céda pas. Fitzgerald paniqua à l’idée de rester coincé dans cette réserve alors qu’un type s’apprêtait à massacrer sa fille : il recula pour se protéger des éclats et pressa de nouveau la détente.
John et Eva s’étaient dressés d’un bond : malgré l’épaisseur de la cloison, la voix du policier les avait alertés. L’impact des coups de feu avait strié la vitre à trois endroits bien distincts. John se mit debout en une fraction de seconde. Il comprit tout, tout de suite. Eva remonta la bretelle de sa robe, le regard obnubilé par la voix spectrale de l’autre côté du mur. Son visage était terrorisé.
Dans un tourbillon de fumée âcre, Jack tira deux balles au plus près des impacts. La vitre vola enfin en éclats.
Travail d’amateur, pensa John : il s’était fait avoir sur la qualité du matériau. Maintenant un flic braquait son arme sur eux, silhouette déchirée derrière les pans de verre encore accrochés au mur. Il allait tirer de nouveau. Son visage était celui d’un fou en cavale. À ses côtés, Eva refusait de comprendre. Ses dents claquaient dans sa bouche : la mort lui faisait face. John se posta aussitôt devant elle.
Le Maori le tenait au bout de son canon mais hésitait à l’abattre : Eva était maintenant derrière lui. À trois mètres, sa dernière balle avait toutes les chances de traverser sa tête avant de pulvériser celle d’Eva. À moins qu’un os du crâne ne déviât la trajectoire. Non, il ne prendrait pas ce risque.
John savait quel genre d’homme était Fitzgerald : il resta devant Eva, pétrifiée dans son dos. La gueule noire du revolver ne quittait pas son front plissé.
— Ne bouge plus ! gronda le flic. Eva ! Va-t’en ! Vite !
La jeune femme restait sans mouvement.
— Ne bouge pas, ordonna John d’une voix étrangement calme.
— Eva ! Ce type est un tueur ! Il a déjà massacré deux filles. C’est à ton tour maintenant ! Bon Dieu, crois-moi, je suis là pour te sauver !
Sa voix suppliait presque. Eva ne broncha pas. Une lumière de doute déformait son visage. Jack extirpa une paire de menottes et les lança en direction de John.
— Enfile ça. Tout de suite.
Toujours calme, John attrapa les menottes au vol. Eva avait reculé d’un pas. Il regarda les bracelets d’acier et esquissa un sourire un peu triste.
— Tu n’as pas compris. C’est peut-être toi le héros de l’histoire, mais tu arrives trop tard. Tu n’y changeras rien.
La menace du revolver se fit plus pressante : Eva s’était décalée, c’était maintenant ou jamais. Jack hésita mais comprit que, s’il l’abattait, Eva lui en voudrait pour toujours. Car elle aimait cet homme. Et ni la loi ni les preuves apportées au dossier ne suffiraient à l’inculper à ses yeux trop passionnés pour être honnêtes. Il hésita donc une seconde. De trop : Eva se posta devant son amant. Elle voulait le protéger.
— Je vous en prie, laissez-nous… S’il vous plaît…
Des larmes étincelaient dans ses yeux, cette voix gorgée de pitié lui faisait vraiment mal au cœur.
— Eva : je suis venu te sauver. Tu es ma…
— Mais je ne veuxpas me sauver ! coupa-t-elle sans hésitation.
C’était pire qu’un suicide. Car elle était sincère.
Soudain la main de John propulsa la jeune femme en arrière. Une paire de menottes vola dans l’air tandis qu’Eva effectuait un bond forcé vers la sortie. Jack évita sans mal les bracelets d’acier que le meurtrier venait de lui jeter à la figure mais ne put viser correctement. Dans un tourbillon, Eva se laissa tirer vers l’extérieur — leur salut.
Fitzgerald poussa un juron en les voyant disparaître dans l’embrasure de la porte. Il enjamba avec difficulté la cloison démolie et clopina tant bien que mal vers l’entrée de cette foutue baraque.
Le vent hurlait depuis le large. Eva courait comme un automate. John la tirait par la main. Dans l’obscurité, le flic les sommait de s’arrêter mais sa voix se perdait sous leurs pas chaotiques : encore quelques mètres et ils atteindraient la Jaguar. Elle piétinait, ses jambes ne la portaient plus que par habitude et son visage avait perdu sa formidable vitalité.
John ouvrit les portières de la voiture, poussa Eva sur le siège et prit le volant. Il écrasa la marche arrière et fit un rapide demi-tour sur le sable. Au-delà du pare-brise, la route grimpait en épingle vers la corniche. Eva ne disait plus un mot, les mains posées sur ses genoux de petite fille sage. Machinalement, John regarda la jauge d’essence. Coup de tonnerre : elle était vide. Désespérément vide. Il fonça.
Fitzgerald geignait : marcher dans le sable avec une blessure à vif dans la cuisse n’était pas une partie de plaisir. Il avait cent mètres de retard sur les fuyards et une forte envie de vomir. Chaque pas lui coûtait deux ans de vie en moins : encore un petit effort, la Toyota attendait là-bas. Eux venaient de déraper sur le parking, un peu plus loin sur la droite. Il ne pouvait pas tirer : l’obscurité était leur alliée, Eva son bouclier et la fatigue mauvaise cible.
Quand le policier atteignit son véhicule, la Jaguar venait de passer devant lui, en l’aveuglant de ses phares.
Il poussa un cri en se jetant sur le siège : sa blessure venait de se rouvrir.
L’automatique ronronna. La suite fut plus brutale : Jack passa la vitesse de côte et fit hurler le moteur. Il savait qu’une saloperie de japonaise n’aurait jamais raison d’une anglaise bien huilée. De rage, il écrasa l’accélérateur. Un peu plus haut, deux yeux rouges luisaient avant de disparaître au gré des virages. Ils n’avaient pas beaucoup d’avance. Jack ne les lâcherait pas, saloperie de japonaise ou non.
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