Caryl Férey - Haka

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D'origine maorie, Jack Fitzgerald est entré dans la police après que sa fille et sa femme ont mystérieusement disparu sur une île de Nouvelle-Zélande. Pas la moindre trace. Juste la voiture vide et le souvenir d'un geste de la main, d'un sourire radieux…
Vingt-cinq ans ont passé. Jack est devenu un solitaire rapide à la détente, un incorruptible « en désespoir stationnaire ». La découverte sur une plage du cadavre d'une jeune fille au sexe scalpé ravive l'enfer des hypothèses exacerbées par le chagrin. Aidé par une brillante criminologue, Jack, devant les meurtres qui s'accumulent, mènera l'enquête jusqu'au chaos final…
Écrivain, voyageur, Caryl Férey est né en 1967. Il écrit pour la musique, le théâtre et la radio. La publication de Utu, deuxième volet publié en Série Noire d’une série romanesque consacrée aux Maoris de Nouvelle-Zélande, l’a révélé comme l’un des espoirs confirmés du thriller français.

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Il se dévêtit, admira une dernière fois les fesses rebondies de sa partenaire et glissa contre son flanc chaud. Ils n’échangèrent pas le moindre mot, leurs silences se parlaient dans le grand vide, avec des cris qui veulent dire « je t’aime » et qui n’y arrivent pas.

Leur volupté serait chirurgicale.

Leurs lèvres mimaient l’amour et la cocaïne leur faisait oublier qui ils étaient, ce qu’ils venaient de vivre, la douleur du reste du monde. Le sang affluait dans leurs veines. Le cœur, machine à broyer, à amputer des sentiments.

Sous l’effet de la drogue, la cuisse de Jack lui donnait l’impression d’un plâtre. C’était plus embarrassant que douloureux. Le nez retroussé face à l’odeur du plaisir instantané, il parcourut cette peau encore adolescente. Ann se laissa faire sans pudeur et poussa même l’audace à ce qu’il la masturbât doucement. Avec tout ce qui s’était passé cette nuit, c’était la moindre des choses.

L’étreinte de l’homme faillit lui briser les côtes. Dans cette étreinte, il y avait un peu d’Helen et beaucoup d’Eva.

Ann mesura l’ampleur du désir de son amant, évalua la rudesse de son sexe tendu pour elle et aima le sentir brûlant contre son ventre. Ses mains comptèrent six secondes. À la septième, elle grimpa sur lui. Jack l’aida à venir. Ses hanches étaient des poignées sans amour mais non sans bonheur.

Une fois glissée le long de lui, elle s’assit franchement sur son ventre. Une mort légale. Naturelle. Il empoigna ses seins généreux, fit le tour des départements — elle serait son pays dans un instant —, arpégeant la définition de la peau, si délicate, les épaules, qu’il aimait robustes. Ces seins étaient d’une jeunesse arrogante, puissants et muets. Déjà en sueur dans la moiteur du matin, Ann plongea sa tête dans son cou. Ses cheveux détachés vinrent le chatouiller. Il frémit. Elle aussi, mais en bougeant autour de lui. Ses doigts se plantèrent dans son torse, bien décidés à lui faire la peau. La rage passa. Ils se léchèrent en animaux familiers, s’aimèrent avec application. Elle longeait les murs de son sexe, il s’enfonçait sans mal, tout au fond.

Elle pensa à son enfance, à cette angoisse qui ne l’avait jamais quittée, à cette méchante interrogation, à tous ceux qu’elle avait rencontrés et qui l’avaient laissée comme une tête pensante sans buste… Il pensa à cette femme sur lui, elle qu’il aimait soudain, qu’il était bon de prendre. Il pensa à tout à l’heure aussi, quand ils auraient fini, tout haletants l’un contre l’autre sans trop savoir pourquoi ils avaient fait ça, qu’est-ce que ça leur apportait de plus, de moins, bref, il songea aux amours incertaines dans ce monde si glorieux avec ses certitudes.

Il allait bientôt tirer sa révérence quand le visage d’une autre femme passa dans son esprit. L’image absolue. Un fantôme connu, lui en femme, non pas semblable comme Ann, non, le même : Eva. Eva qui ce soir dormait quelque part sans lui, Eva qui ne l’avait jamais quitté depuis qu’ils s’étaient vus, sentis, reconnus, totem flamboyant dans la nuit passante, magie noire de l’obsession coincée dans un coin d’obscurité, là, dans la chambre, entre ciel et terre. Il délirait, Eva mon amour, allez avance ! C’est dans mon ventre là, allez viens, viens là, sous le drap c’est le sang des enfants morts qui court, encore ! Encore.

Eva, pauvre fille encore toute dégoulinante de ce sang qui était le sien.

Eva.

Sa fille.

Il y eut quelque cri pour protester contre l’amour qui ne vient pas, du plaisir brut écrasé par le remords du lendemain qui ne sera jamais. Non, ils ne pouvaient pas. Ça faisait trop mal. Pourtant, ils étaient à deux doigts de s’aimer. Deux doigts.

Sa tête sur l’oreiller. Lui qui ferme les yeux pour ne pas voir le carnage. Elle qui dort, toute seule avec son misérable amour. Eva, souriante, qui tangue au-dessus de lui délirant, un mince filet de sang coulant depuis la bouche. Dernière image d’une rêverie sans âme.

Jack s’endormit brusquement, épuisé par trois nuits de veille.

La cocaïne était passée. Eva non.

13

Ann n’avait somnolé qu’une heure ou deux. La drogue cognait dans son corps meurtri. Le sperme de Jack n’y pouvait rien. Pourtant tout était calme dans la chambre. Une lueur pâle filtrait des stores. Le Maori semblait dormir, les épaules coincées sous l’oreiller. La bête était repue mais il restait toujours aussi impressionnant. Son souffle était devenu plus régulier, ses doigts s’étaient enfin détendus. La criminologue se leva et, avec une infinie précaution, sortit de la chambre.

Le soleil s’étirait derrière la baie vitrée du salon. Au loin, le port se dressait, tout fier de sa situation. Ann n’avait pas envie de voir Jack. Les lendemains sont toujours difficiles quand on n’est pas sûr de savoir quoi penser. Leur rapport de la nuit passée avait été une sorte de sublime catastrophe.

Elle prépara un café, bien noir, et flâna dans le salon en attendant qu’il passe, se disant qu’un poète un peu cossard devait penser la même chose à propos du temps. Toujours nue, elle aima l’air frais du matin sur son corps et se sentit étrangement active. La coke, sans doute. Ann n’avait pas fait l’amour depuis des mois. Elle se mira dans une glace quelconque et nota que sa lèvre était salement amochée. Sa gencive droite la lançait, un trou béant à la place des molaires. Elle ne se souvenait même pas d’avoir craché deux dents la nuit passée. De toute façon, elle devait tout oublier : les tueurs de Zinzan Bee, le triste cadavre de Wilson et aussi Jack Fitzgerald, l’homme qui avait joui en elle dans un râle hallucinant, comme échappé du néant…

Le café fut enfin prêt. La première gorgée était presque douloureuse, les amygdales comme deux gosses criant dans le noir. Elle erra dans la maison, chassant tous ses sentiments. Il ne fallait plus penser, rien que le café. Par les baies vitrées, le jour se levait. Ann fuit le voyeurisme des fenêtres et s’enquit d’une chemise. Sa nudité la dérangeait. Le couloir menait au bureau. La jeune femme poussa la porte du repaire secret de Fitzgerald sans savoir où elle mettait les pieds.

La surprise fut de taille. Des tonnes de dossiers reposaient sur les étagères. Curieuse, la criminologue se pencha sur les annotations. Sur les murs, des dizaines de photos. Celles d’une femme svelte, assez jolie, disparue vingt-cinq ans plus tôt. Les dossiers démarraient à partir de cette date. Ann resta dubitative. Elle se rappelait l’exemple de psychotiques adultes qui remplissent des carnets d’écrits répétitifs et parfois incompréhensibles, puis remplissent des cartons de ces carnets, puis remplissent une pièce de ces cartons. Il y avait dans les différents rangements une sorte de maniaquerie, une précision qui faisait presque mal à voir, une obsession maladive sur un sujet précis — la disparition de sa famille. C’est là, dans ce bureau, que Jack entretenait son délire.

Elle comprit pourquoi ce type était aujourd’hui à moitié fou : un crime injuste avait été commis et, fait essentiel dans la psychose du policier, les corps pourrissaient quelque part. Cet homme ne pouvait pas mourir avant d’avoir retrouvé leurs cadavres.

Avec compassion, elle approcha son visage des innombrables photos qui couvraient les murs : la femme de Jack était partout d’une beauté aimable, souriante, en vie. Pas du tout une beauté fatale, non, une beauté magistralement banale. À vue de nez, Elisabeth aurait aujourd’hui quarante-cinq ans. Le bébé, lui, ressemblait à tous les petits d’hommes en route pour des lendemains incertains. Ses cheveux presque blonds avaient la fraîche innocence de leur mère.

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