Caryl Férey - Haka

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D'origine maorie, Jack Fitzgerald est entré dans la police après que sa fille et sa femme ont mystérieusement disparu sur une île de Nouvelle-Zélande. Pas la moindre trace. Juste la voiture vide et le souvenir d'un geste de la main, d'un sourire radieux…
Vingt-cinq ans ont passé. Jack est devenu un solitaire rapide à la détente, un incorruptible « en désespoir stationnaire ». La découverte sur une plage du cadavre d'une jeune fille au sexe scalpé ravive l'enfer des hypothèses exacerbées par le chagrin. Aidé par une brillante criminologue, Jack, devant les meurtres qui s'accumulent, mènera l'enquête jusqu'au chaos final…
Écrivain, voyageur, Caryl Férey est né en 1967. Il écrit pour la musique, le théâtre et la radio. La publication de Utu, deuxième volet publié en Série Noire d’une série romanesque consacrée aux Maoris de Nouvelle-Zélande, l’a révélé comme l’un des espoirs confirmés du thriller français.

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Préférant se concentrer sur la route, elle atteignit la ville peu avant les premières lueurs du jour. Dans le yacht club, les bateaux jouaient des coudes en contrebas de la maison de Mission Bay.

Ann se pencha sur Fitzgerald. Sa cuisse ne saignait plus. Bien que le tissu fût imbibé de rouge, c’était le signe qu’aucune artère vitale n’avait été touchée.

Elle gara la voiture sous le préau. Il ne manquait plus que ce type meure…

Le policier sortit de l’état d’inconscience dans lequel il avait sombré. Paupières lourdes et nausées. La Toyota les avait ramenés à bon port comme un cheval fourbu sentant l’écurie.

— Je… Je me suis endormi, je crois, ronchonna-t-il en massant sa nuque.

Ann s’étira. Des oiseaux gazouillaient dans le matin brumeux. Jack fit un premier geste pour descendre de voiture mais son corps refusait obstinément de lui obéir.

— Attends, je vais t’aider, glissa-t-elle entre ses lèvres tuméfiées.

Pas de refus. Toujours revêtue de la tunique, elle contourna la voiture et ouvrit la portière. Jack grimaça en s’extirpant du siège. L’épaule de sa partenaire le soutint jusqu’au préau. Pitoyablement enlacés, ils montèrent les quelques marches qui menaient à la maison sur pilotis.

L’atmosphère était moite malgré l’heure matinale. L’été s’était détraqué. Dans le salon, une forte odeur de bois ragaillardit leurs sens.

— Je vais appeler un docteur, annonça Waitura en accompagnant Fitzgerald jusqu’au sofa.

— Non. Pas pour moi.

— Tu as vu l’état de ta cuisse ?

— Je t’assure, ça va aller. La… La blessure est profonde mais rien de très grave. C’est pas pour la ramener mais j’ai l’habitude…

Il s’allongea sur le canapé rouge et passa sa main sur sa tête. Ses poignets brûlés le lançaient, sa cuisse n’était plus qu’une plaie vivace, mais il se sentait mieux. Ann, disparue depuis un instant, revint avec le tiroir à pharmacie porté à bout de bras.

— C’est tout ce que j’ai trouvé, dit-elle.

Elle était drôlement sexy, toute nue sous sa tunique d’aliéné.

— Ça va aller.

Il se redressa sur le canapé tandis qu’elle apportait le matériel médical. Jack prit sa main et la serra brièvement :

— Je… Merci.

Oui, ça lui en coûtait. Ann eut un sourire un peu gêné et glissa de ses doigts avec un air timide. Fitzgerald la regarda se mouvoir dans l’espace du salon avec une grâce que rien n’abîmait. Elle disparut dans la salle de bains. Ses pas craquaient doucement sur le parquet. Des pas de femme…

Le policier farfouilla dans la pharmacie et trouva ce qu’il cherchait. Il ôta la bourre qui protégeait la plaie, évalua la gravité de la blessure et nettoya le tout avec un produit sans alcool. Pas une partie de plaisir. Avec la baisse de tension, la douleur allait s’empirant.

Le bruit d’eau courante cessa depuis la salle de bains. Il ferma les yeux, devina tous ses gestes. Ann revint bientôt, une serviette autour de la poitrine. Elle avait nettoyé sa lèvre abîmée et rincé sa bouche à plusieurs reprises mais elle parlait à demi-mots, tous douloureux.

— Tu as mal, hein ? demanda-t-il tandis qu’elle posait genoux à terre, là, à son chevet.

Elle secoua la tête pour dire « oui ».

— Je n’ai qu’un anesthésiant ici. Cocaïne.

Ann haussa les épaules. Au point où elle en était… Il choisit un sachet dans le tiroir à pharmacie et saupoudra une petite quantité de poudre sur une revue quelconque. D’un trait, il rectifia son compte à d’improbables rhumes. Avec une certaine anxiété, Ann l’imita. La poudre grimpa dans son nez et lui brûla les yeux un court instant. Elle se frotta les narines comme si une colonie de fourmis y avait trouvé logis. Enfin, elle sourit. Un pauvre sourire. Ses cheveux détachés gouttaient sur sa jolie peau cuivrée. Le policier tenait une aiguille dans sa main. Un fil dans l’autre. Impossible de les mettre en place.

— Qu’est-ce que tu comptes faire avec ça ?

— Me recoudre, évidemment, dit-il, presque agacé.

Elle hocha la tête.

— Attends, je vais t’aider…

Ce qu’elle commença à faire avec une belle application.

— J’ai aussi un diplôme d’infirmière, ricana-t-elle pour lui passer l’envie de hurler tandis qu’elle recousait la plaie ouverte.

Mais Jack serrait trop bien les dents pour se plaindre. La cocaïne lui donnait un sacré coup de main. Ann appliqua deux pansements adéquats sur de la gaze, puis s’occupa de son crâne ouvert et de ses poignets sévèrement brûlés. Voilà. Il n’avait plus qu’à attendre la cicatrisation — si ce genre de type était le genre à cicatriser un jour…

Fitzgerald alluma une cigarette, tira deux larges bouffées et la tendit à Ann, qui l’accepta. Les volutes mimaient le dernier vol du Hindenburg. La jeune femme oublia la douleur de sa lèvre et fuma à son tour. La cocaïne commençait à faire son effet. Leurs nez se touchaient presque. L’élan était irrésistible : personne n’aima ce moment mais ils s’embrassèrent.

Ann avait un goût de sang dans la bouche. Jack aima ça. De toute façon, le moment était mal choisi.

Ni l’un ni l’autre ne savait pourquoi ils s’embrassaient mais ça n’avait pas beaucoup d’importance. C’est ce qui devait arriver dans leur vie : se rencontrer, se voir, s’appréhender, et aujourd’hui s’aimer. Même mal. Ils se connaissaient déjà : le même type d’animal, bien dans les formes, très noir dans le fond. Les mêmes désirs, les mêmes envies, et une espèce de devoir de survie alors que tout, tout inclinait vers la mort. Ils étaient allés trop bas cette nuit. Il fallait survivre à ça.

Jack pivota sur le canapé et se pencha vers Ann, toujours à ses pieds. Sa main glissa sur son épaule et la trouva étonnamment douce. La criminologue sourit sans joie : elle aussi avait ses petits secrets.

La serviette qui tenait sa poitrine tomba sur le sol. Sa nudité avait quelque chose d’émouvant. Jack ferma les yeux. Il ne voulait pas la voir maintenant. Attendre. Encore un peu. Il n’était pas pressé d’en finir.

Leurs langues fouillèrent dans leurs bouches, se reniflant comme deux chiens sur un trottoir crasseux. Ça aurait pu ressembler à de la passion mais ils manquaient de tendresse. Ou l’inverse. Ils ne savaient plus : la peur roulait dans leurs yeux tout embués de l’autre.

Il embrassa ce grand bout de femme qui lui tendait les seins comme la main d’un ami sûr. Brève fraternité des désespérés. Jack flâna un moment sur cette peau mais c’est Ann qui l’aida à se lever. Sa lèvre et sa mâchoire lui faisaient de moins en moins mal. La cocaïne, sans doute.

Serrés l’un contre l’autre, ils traversèrent le parquet du salon, lui traînant la jambe, elle oubliant tout pour l’aider à marcher. Un désir inédit courait dans son ventre de femme. Elle n’interpréta pas ce signe. Ann Waitura n’aimait pas beaucoup les hommes, celui-là moins que tout autre ; elle ne rêvait plus d’amants impossibles, même fatiguée après une bonne journée, planquée sous la couette. Mais pour la première fois, elle sentit ses entrailles se tordre, et son âme divaguer. Pourtant, cet homme l’effrayait. C’est peut-être ça qui l’excitait.

Le matin filtrait depuis les stores vénitiens de la chambre. Ann se posa sur le lit, parfaitement nue, et roula sur elle-même. Jack la contempla, allongée sur le ventre. Ann, soudain, était belle. Implacablement. Un miracle. Misérable mâle vautré dans la vanité, il avait d’abord fait la fine bouche en voyant arriver cette fille un peu trop sûre d’elle pour être honnête, mais il se trompait. Ce n’était pas la première fois — Jack ne tirait aucune gloriole à constater qu’il avait raison — mais cette femme éphémère et froide était ce matin sa rosée, son appétit, sa faute.

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