Caryl Férey - Haka

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D'origine maorie, Jack Fitzgerald est entré dans la police après que sa fille et sa femme ont mystérieusement disparu sur une île de Nouvelle-Zélande. Pas la moindre trace. Juste la voiture vide et le souvenir d'un geste de la main, d'un sourire radieux…
Vingt-cinq ans ont passé. Jack est devenu un solitaire rapide à la détente, un incorruptible « en désespoir stationnaire ». La découverte sur une plage du cadavre d'une jeune fille au sexe scalpé ravive l'enfer des hypothèses exacerbées par le chagrin. Aidé par une brillante criminologue, Jack, devant les meurtres qui s'accumulent, mènera l'enquête jusqu'au chaos final…
Écrivain, voyageur, Caryl Férey est né en 1967. Il écrit pour la musique, le théâtre et la radio. La publication de Utu, deuxième volet publié en Série Noire d’une série romanesque consacrée aux Maoris de Nouvelle-Zélande, l’a révélé comme l’un des espoirs confirmés du thriller français.

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Autour de lui, le carnage. Un de ses guerriers était mort sur le coup, un autre agonisait sur la paillasse et l’épaule blessée de Ieremia lui faisait courber l’échine. Le chaman l’aida à se relever.

À ses côtés, Térii bombait le torse : il venait d’abattre l’étranger. C’est à lui que revenait l’honneur de le dépecer avant de blanchir ses os.

Le jeune guerrier leva son bâton et s’apprêta à frapper la nuque afin d’achever ce maudit flic. La voix de Bee coupa net son élan meurtrier :

— Non ! Attends ! On va le mettre avec l’autre. (Ses canines se découvrirent une vocation de fossoyeur :) C’est l’occasion unique de faire une petite cérémonie en l’honneur du Tané mort…

Térii obéit sans discuter. Zinzan Bee était son chef spirituel, son guide. Il se contenta d’un regard méprisant envers sa victime à terre et se retira.

Dehors, deux hommes vêtus d’un costume traditionnel tenaient un petit tronc d’arbre en équilibre sur leurs larges épaules. Le corps de Wilson pendait là. Le guerrier leur fit signe d’approcher.

Attaché par les mains et les pieds, le jeune policier ne bougeait plus : la moitié de son orbite oculaire avait été emportée par un coup de massue, le sang gouttait abondamment sur sa chemise, ses cheveux blonds étaient tout poisseux mais il respirait encore faiblement.

— Timu et Paouta sont morts. Celui-là servira leur mémoire, dit solennellement le guerrier.

Ils jetèrent Wilson sur le sol poussiéreux. Un râle s’échappa de sa bouche tuméfiée.

*

Cachée derrière les fougères, Ann avait retenu son souffle : une bande de Maoris passait devant elle. Des peintures de guerre ornaient leur visage farouche. Ils marchaient dos courbé, furetant à travers les feuillages en direction de la cabane. Leur aspect était magnifique, effrayant. Le temps avait reculé : « Des mangeurs d’hommes », pensait-elle, le cœur haletant. Prise de panique, la criminologue hésita à donner l’alerte : pourtant ses deux compagnons étaient là-bas, quelque part dans l’obscurité autour de la maison, en danger, et les Maoris les suivaient probablement depuis le début. Un piège. Il fallait décider, trouver un moyen de sortir vivant de ce guêpier… Soudain, deux coups de feu retentirent. Son dos se contracta, mordu dans sa chair. Sans comprendre son geste, Ann s’enfuit dans le bush.

Un autre coup de feu claqua dans l’air suffocant de la nuit. Elle courut sans s’arrêter, tenant son sac contre son ventre comme un bouclier dérisoire. Les épines arrachaient son tailleur, ses pieds butaient contre les racines, son ventre grouillait de peur : fuir. Il y eut une nouvelle série de coups de feu, Ann n’entendait plus rien, la panique dévalait sous ses jambes, les branches lui giflaient le visage, la nuit la poursuivait jusque dans ses pires rêves de gosse. Elle courut jusqu’à en perdre haleine, au hasard de ses pas affolés. Lorsqu’elle s’arrêta, son cœur cognait contre ses tempes. Ann Waitura voulut vomir mais n’y parvint pas. Elle hoquetait, la main plaquée au tronc rugueux d’un pin, l’estomac retourné.

Enfin, lentement, la vie reprit forme par-dessus le hoquet de son corps. Ça faisait presque du bien, tant de douleur. La criminologue tenta de se calmer. Vite, analyser la situation. La nuit gardait son silence comme une mère jalouse. Ann se redressa, expulsa le mauvais air de sa bouche et lissa son visage exsangue de ses mains moites. La peur l’avait fait détaler comme la dernière des lâches. Qu’étaient devenus Fitzgerald et Wilson ? Pourquoi avait-elle si peur pour eux ? Une pensée fusa. Elle la rejeta violemment : l’homme n’a pas de prédateur.

Un calme blanc navigua dans ses eaux. La jeune femme remarqua qu’elle tenait toujours son sac contre son ventre. Il y avait bien l’émetteur mais elle n’osa pas joindre Jack : il pouvait être avec les criminels et son appel pouvait le trahir. Entre un rouge à lèvres et un porte-cartes, elle vit alors le petit cadeau de Jack : un calibre .32.

Ann Waitura détestait les armes à feu mais savait les utiliser — elle avait même relevé un défi stupide lancé par un élève de sa promotion. Elle ferait une exception pour cette fois : la jeune femme vérifia le chargement des six balles et prit la direction qu’elle venait de fuir.

L’obscurité était son alliée. Elle reprit courage, rebroussa chemin et, au détour de mille précautions, tomba sur la bande organisée.

De loin, la criminologue suivit des yeux l’étrange cortège : quatre puissants Maoris aux corps luisants sous la lune portaient deux hommes blancs, accrochés à des troncs comme des fauves après une longue battue. Le cliché sauvage de l’enfant occidental, les récits d’aventures du capitaine Cook. Le visage d’Ann avait des siècles : elle reconnut Jack, pendu tel un lion mort, et Wilson, dont l’œil à moitié crevé expulsait un flot de sang noirâtre. Fermant la marche funèbre du cortège, Ieremia se tenait l’épaule. Le convoi surréaliste se dirigeait d’un pas nonchalant vers le bush.

À distance respectable, Ann suivit les Maoris à travers la forêt d’épineux. Elle n’avait plus peur : le cap était dépassé et puis elle s’était comportée comme une lâche tout à l’heure : son devoir était de les sortir de là. Coûte que coûte.

Elle serra fort la crosse du .32 dans sa paume.

Enfin le cortège stoppa à hauteur d’une clairière. Waitura se tint en retrait, prenant garde par d’incessants regards alentour à parer toute surprise. À une vingtaine de mètres, les guerriers avaient disposé les corps inertes des policiers sur le sol. La femme ouvrit les yeux en grand : elle faisait face à une sorte de sanctuaire, avec des pierres dressées devant les vestiges d’un grand feu.

Un homme approcha.

Zinzan Bee avait revêtu le maro blanc, signe du premier savoir, et commença à prononcer des incantations incompréhensibles. À ses côtés, Térii recouvrit les corps des prisonniers de bandelettes macérées d’huiles odorantes après les avoir solidement attachés par les mains.

Jack revint à lui au moment où l’un des guerriers traînait un cochon sacré par les oreilles : les fanatiques avaient tout prévu. Avant l’égorgement, la bête renifla le charnier, son groin fouillait les restes. Parmi eux, Fitzgerald sentait l’haleine fétide du porc couler sur sa figure.

Il profita du relâchement causé par la préparation de la cérémonie pour évaluer la situation : ses mains étaient liées dans son dos. Devant lui, un charnier où exhalaient toutes sortes d’immondices. Les offrandes : cochons égorgés en présage, chiens expiatoires éventrés. De ces bas-fonds régnait Tané, le mangeur de chairs mortes. Pour lui, on abattait des hommes selon les rites ancestraux. Des os blanchis, des têtes aux orbites vides, et toujours cette odeur de mort qui crevait les narines… Ici gisaient les restes de Katy, Kirsty, et sans doute tant d’autres avant eux.

Wilson gémit. Jack se tourna vers lui. Le visage du jeune flic faisait peine à voir mais il respirait encore, par secousses. Son orbite frontale était fracassée et son œil ne tenait plus qu’à ses larmes.

Jack avait du mal à voir, la tête lui tournait.

On amassa des branchages dans les cendres froides. Après quoi on jeta les corps des deux policiers à même le charnier. Trop faible, Wilson plongea tête la première dans la fange sans pouvoir se dégager. Jack extirpa sa nuque pour respirer un peu d’air.

Les guerriers ne faisaient plus attention à lui. Térii, vêtu du maro sacerdotal, peint de jaune et poudré de safran, marchait à la manière des incantateurs, le torse nu pour découvrir le tatu des maîtres-initiés :

— Que les dieux qui se troublent et s’agitent dans les neuf espaces du ciel de Tané m’entendent, et qu’ils s’apaisent ! rugit-il dans la nuit hallucinée.

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