Oui, Eva était coupable, ça ne faisait aucun doute.
Jack regarda son supérieur dans les yeux et d’une voix blanche affirma :
— Non coupable.
Deuxième partie
REST IN PEACE
(R.I.P.)
Le vieil homme fredonnait, les paupières mi-closes. Sur la table de bois, un nouveau heï-tiki reposait : les yeux de nacre de la statuette maorie brillaient à la lueur de la lampe à pétrole.
À ses côtés, malgré la solennité du moment, Zinzan Bee était nerveux. Ses hommes avaient outrepassé ses ordres au risque de compromettre toutes ces années de travail souterrain… Le vieux Maori tendit une fiole à Zinzan Bee. Il fallait s’en méfier.
L’homme tatoué but après lui. Aussitôt, une violente nausée secoua ses membres. Un filet de lave coula le long de son ventre. Gorge brûlée. Spasmes. Hallucinations. Le vieil homme commença ses incantations. Vite, rétablir l’équilibre.
Les mots qu’il prononça n’étaient plus d’usage depuis l’époque des pakehas, les premiers colons. Culte ancestral, la mélodie des sons prenait racine dans leur esprit soudain sublimé. Zinzan Bee frémit de jubilation : il attendait ce jour depuis longtemps, si longtemps, lui l’adepte forcené… Bientôt les images se brouillèrent. Celles du monde apparurent, nues.
Par la faute de ces fous, la Terre courait à sa perte.
Partout on bafouait l’équilibre vital, le mana ( force, prestige ) de ses frères, la nature même de toutes choses était menacée. De nouvelles maladies étaient apparues. Des maladies jusqu’alors inconnues. Les hommes étaient devenus les fossoyeurs de leur propre tombeau, mélangeant leur sang à celui des animaux. En Europe, les virus qu’ils avaient inventés tuaient jusqu’aux bêtes. Herbivore carnivore, économie prédatrice, leur marché érigé en manège maudit où l’argent n’avait plus de raison, raison sans éthique, éthique réduite à un comité. Un comité… La Terre pourrissait de l’extérieur. Pollution institutionnelle, États poubelles, déchets radioactifs, lacs, ruisseaux, rivières, mers, la mort s’infiltrait partout. Les générations futures pourraient pleurer leurs larmes irradiées sur le cadavre du Grand Monde. Putréfaction au nom du dieu Capital, communisme dégénéré, torture légale, totalitarisme tribal, ethnies malades, droit arbitraire… Politique ? Les hommes savaient, agissaient dans la marge de leurs intérêts, étouffés d’avidité. Les minorités au pouvoir pouvaient ricaner, la révolution mondiale n’avait plus de drapeaux. Alors on se réunissait en colloques. Gargarismes. Progrès technologiques. On était maintenant capable de dénaturer à peu près tout. Cultures, animaux, végétaux, minéraux. Déjà le tour des hommes. Hormones, silicone, doping moral, chimie, génétique. Maîtres de la nature. Mais la nature n’a pas de maître : elle est trop bien faite. Que représentait une génération d’hommes dans le fleuve du temps ? Un tout petit filtre. La nature s’adapte, décide, organise. Elle se régule au-delà des petits Blancs. Il y a eu la période glacière. Les volcans en feu. Des avertissements : raz de marée, typhons, irruptions soudaines, tremblements de terre, inondations. Avertissements à grande échelle. Les peuples primitifs l’ont bien compris, eux qui ne défient jamais la nature. Leur sagesse ne rapportait rien. Bien sûr. Amassez. Économisez. Gardez. Rats mutants de l’espèce, votre propre violence sera le moyen de votre enfer. La mort frappera bien assez tôt. Demain.
Demain la révolte.
Le corps de Zinzan Bee sembla se soulever de terre.
Le vieil homme lui ne bougeait pas. Ses mains tremblaient au-dessus du heï-tiki. Les incantations qu’il psalmodiait avaient empli Zinzan Bee d’une saine vengeance mais inexorablement, la colère qui animait jusqu’alors le guerrier se dissipa. Le corps suivrait bientôt l’esprit, celui de Tané qui flottait autour d’eux comme une vague à l’âme.
Le monde pivota. Au milieu du chaos, les deux hommes échangèrent un regard halluciné.
Ils venaient de jeter un sort sur le monde.
Hémisphère Sud. Eden Terrasse. Deux heures du matin. Vêtue d’une combinaison noire, Eva O’Neil arpentait les couloirs de la maison. Elle avait renvoyé les domestiques, la femme de ménage, le jardinier. Seule dans l’immense propriété de son mari, elle se sentait étrangère, comme si cette baraque ne voulait plus d’elle. Ça arrive. Alors, il faut déguerpir. Et sans attendre.
La porte blindée du coffre-fort s’ouvrit sous ses doigts. Bientôt, une liasse de billets bleus la regarda sous l’œil torve de la reine mère.
— Vieille peau ! fit la jeune veuve en fourrant l’argent sous un amas de fringues tire-bouchonnées dans un sac de voyage.
Un peu plus tôt, Eva avait composé le numéro d’urgence. Celui que John lui avait donné dans l’hypothèse où les choses tourneraient mal. C’était le cas : Fitzgerald finirait par les débusquer, elle le savait. John était d’accord pour fuir avec elle. Cette nuit. Ils partaient pour le grand voyage. Où ? Au nord de nulle part, tout droit et rien derrière.
Depuis qu’ils avaient pris cette décision, Eva se sentait l’âme légère. Elle sifflotait l’air du dernier Bowie quand un poing cogna doucement à la porte vitrée du salon. La silhouette de John apparut derrière la fenêtre coulissante, séduisant fantôme dans la nuit. Eva souffla — il souriait.
Poussé par un coup de vent, l’homme pénétra dans la maison. Ils s’accrochèrent dans une sévère étreinte.
— C’était long… souffla-t-elle.
Ses yeux ne disaient rien. Le mystère restait entier. Tout allait bien.
Comme elle, John portait une tenue sombre. Il avait insisté là-dessus au téléphone.
— Tu as fait comme je t’ai dit ?
Eva le trouvait comme il faut : ses cheveux flous la dépassaient légèrement, il se tenait plus droit que le premier jour et ses paupières ne clignaient plus quand il la regardait. Ce qu’elle préférait chez lui, c’était ses bras. Elle finit par balbutier :
— Oui : la voiture est garée à l’extérieur… J’ai pris le minimum avec moi. Tu crois que les flics nous surveillent ?
Elle était anxieuse. Lui aussi.
— J’ai fait le tour de la propriété et je n’ai vu personne en passant par-dessus les grilles. Mais si tu me dis que la police a des soupçons, il y a de fortes chances pour que la résidence soit sous surveillance. Mieux vaut être prudent…
Ils avaient peur tous les deux : police, prison, jugements, État, tribunal, robes sombres et perruques de crin contre liberté, espoir, guérilla, demain…
Eva revêtit le blouson noir posé sur le canapé. John était prêt, une lueur pâle grésillait dans ses yeux gris. Quel drôle d’instant, songea-t-elle. La preuve en tout cas qu’ils étaient vivants. Il lui serra le bras si fort qu’elle adora la morsure du serpent.
— Allons-y.
Eva laissa un filet de lumière filtrer depuis l’halogène du salon puis, semblant avoir oublié quelque chose, retourna vers la cuisine. John empoigna le sac de voyage, passa devant l’impressionnant matériel japonais, choisit un compact-disque et le posa sur la platine. Position « repeat ».
Quand la jeune femme revint de la cuisine, un petit paquet dépassant de son blouson, Wagner gémissait en de longues jérémiades. Tristan et Isolde. Simple pied de nez à la police qui ne tarderait pas à investir les lieux.
Ils filèrent par la porte-fenêtre du salon, comme aspirés.
Dehors, tout semblait calme. Les bruits de la nuit se faisaient des passes croisées dans les bosquets du jardin, les feuilles des arbres, spectateurs enthousiastes, bruissaient en guise d’applaudissements. Quant au bâtard, il dormait dans sa niche. Ce soir comme tous les soirs.
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