— Mes fesses ! a-t-il répondu.
— D’accord, c’est compris au programme. T’es un brave, je le vois… Seulement, ça ne suffit pas toujours dans la vie. Les héros ne vivent jamais vieux.
— Je sais, a-t-il soupiré, mais je sais aussi que je t’emmerde, qui que tu sois !
Alors là, j’ai trouvé qu’il dépassait un peu la limite. Je lui ai allongé une torgnole qui lui a fait cogner le dôme sur le tuyau de plomb de la chasse.
Ça a fait « bang » comme les avions qui passent le mur du son. Il a eu un vacillement du regard, puis a respiré fort pour rétablir l’équilibre.
— Pauvre cloche, a-t-il murmuré, je vais te dire une chose. Pendant la guerre j’ai été arrêté deux fois par la Gestapo. Ils m’ont fait le grand jeu, les frizous, et pourtant j’ai pas parlé. Ça n’est pas une lope de ton espèce qui parviendra à me faire dire ce que je ne veux pas…
Il me filait une sorte de tracsir formidable, je craignais de me laisser emporter et de l’assaisonner sans avoir tiré de lui le renseignement désiré.
— Tu en as classe d’exister ? ai-je demandé.
Il n’a pas répondu.
— Tu te déguises en chevalier de l’honneur, ce qui est une cuterie sans borne !
J’ai sorti le pistolet.
— Je compte jusqu’à trois, t’entends…
— T’as vu ça au cinéma ! a-t-il craché d’un ton méprisant.
Alors, je ne sais plus ! J’ai eu ce coup de « rouge » dont je vous ai déjà parlé souvent. Je ne me souviens pas avoir tiré, pourtant lorsque j’ai retrouvé mon calme ça puait la poudre et on n’y voyait plus clair dans les gogues à cause de la fumaga. J’ai délourdé la petite lucarne qui donnait sur un corridor… J’ai vu Gérard effondré sur la lunette des chiottes, criblé de pruneaux. Il avait du sang plein sa chemise…
— Calme-toi, Kaput, me disais-je… Allons, t’es un homme ! Je tremblais et j’entendais claquer mes chailles… C’était la rage… Je m’en voulais de n’avoir pu me maîtriser… Je n’étais qu’une sale bête à tuer… Mon intelligence, mon calme, tout ça foutait le camp de moi lorsque la colère me prenait.
Je suis sorti des waters et j’ai attendu un instant que ça passe… Ça s’est tassé. J’ai sorti le chargeur du revolver et j’ai regardé : il ne restait que deux bastos sur neuf ! Je lui avais fait la bonne mesure…
Pourvu qu’on n’ait pas perçu le potin des détonations ! Heureusement, les WC se trouvaient au fond de l’immeuble et la radio marchait dans les appartements. J’entendais trépider un orchestre amerlock.
C’était rassurant… J’ai encore attendu, mais rien ne se produisait. Il ne me restait plus qu’à prendre mes cliques et mes claques ! Je venais de bousiller la filière… Maintenant, il faudrait tout reprendre par le commencement et je ne m’en sentais pas le courage… J’en avais franchement marre ; j’étais mou et flottant comme lorsqu’on a mariné trop longtemps dans un bain chaud…
Que le père Bertrand aille se faire aimer par les Grecs !
Après tout, il me pelait l’haricot avec ses patins contre Carmoni !
Je pouvais utiliser sa tire pour calter sous d’autres cieux… J’avais un peu de fric… Rien ne m’empêchait de gagner Le Havre, par exemple, d’y fourguer la voiturette et de chercher un embarquement clandé à bord d’un rafiot quelconque…
On m’avait dit que, moyennant cinq cents tickets, il y a des commandants de petits barlus qui chargent des gars sans passeports ! Ce serait duraille de trouver la combine, mais je comptais sur mon pifomètre pour arriver à mes fins !
Oui, c’était décidé, je foutais le camp !
Avant de me trisser, je pouvais « faire » la caisse de Gérard. Il n’aurait plus besoin d’artiche… Ce serait toujours ça de pris…
J’ai gagné le comptoir et tiré le tiroir. Mais je l’ai tiré trop brutalement, et il s’est sorti complètement de sa glissière… Dedans il n’y avait qu’une dizaine de billets et de la mornifle.
J’ai enfouillé les talbins… En me baissant pour ramasser quelques piastres qui s’étaient échappées du tiroir, j’ai aperçu quelque chose de blanc au fond du trou laissé par le retrait de la boîte à fric.
J’ai allongé la paluche et j’ai saisi un objet dur et lisse de forme bizarre. Je ne pouvais pas l’identifier car il faisait sombre.
J’ai tiré… C’était un téléphone blanc… Il ne comportait pas de cadran… En l’amenant à moi j’ai vu qu’il était pourvu d’un fil… Donc il était branché sur quelque chose…
En tout cas, il n’avait rien à voir avec le réseau des P.T.T. Ça m’avait tout l’air d’être un bignou intérieur.
Il devait suffire de décrocher le combiné pour que s’établisse aussitôt la communication.
J’ai reniflé la grosse affure… D’un coup j’ai pigé que le gars Gérard ne devait pas être un simple petit tenancier de rien du tout ! Je ne m’étais pas gourré en le jugeant caïd… C’en était un… La façon dont il m’avait envoyé aux quetsches le prouvait…
Ce téléphone privé indiquait qu’il avait une activité beaucoup plus importante que celle d’un banal fourgueur de blanche.
Je suis resté un bon moment perplexe devant cet appareil téléphonique. Il m’hypnotisait littéralement. C’était tellement insolite cette trouvaille… Tellement inattendu !
Je regardais l’ébonite blanche avec méfiance et convoitise. Je n’osais plus y toucher maintenant !
Avait-il un rapport avec l’organisation Carmoni, ou bien s’agissait-il d’autre chose ?
Maintenant, je ne pensais plus au Havre ni à mon embarquement clandestin. J’étais attiré par le mystère, par l’incongru de cet appareil de luxe au fond de cette niche de comptoir…
J’ai vu se détacher sur la vitre la silhouette d’un ouvrier en bourgeron de travail. Il devait avoir l’habitude de venir boire son café arrosé après son repas. Je suis resté immobile. Il a mis sa main en visière, n’a rien vu et s’est barré.
La vie allait reprendre après la trêve de midi.
Alors, n’y tenant plus, j’ai empoigné le combiné et je l’ai porté à mon oreille. J’ai perçu un sifflement semblable à celui de la tonalité sur les téléphones ordinaires. Il fusait comme une fuite de gaz et me paraissait éternel.
J’allais raccrocher lorsqu’il s’est produit un déclic. Une voix m’a éclaté dans le tympan comme une détonation.
— J’écoute ! disait-elle.
C’était une voix d’homme, nette, brutale… Je suis resté coi, car je ne m’y attendais plus.
— Alors ? a insisté mon interlocuteur.
Je me suis décidé.
— Ici, Gérard…
— Oui ?
Là, c’était le gros dilemme. Devais-je m’embarquer dans des salades confuses ou bien provoquer une sorte de réaction ?
— Radinez en vitesse ! ai-je lancé, il y a de la casse ! Puis j’ai raccroché.
J’étais un peu étourdi par l’insolite de ce téléphone. Je l’ai recloqué au fond de sa niche. Ensuite de quoi je me suis brisé sur la pointe des nougats.
J’ai regagné la 2 CV pour pouvoir observer les azimuts. Après un tel message, les gnafs qui se trouvaient à l’autre bout du fil devaient se remuer le panier ; je venais de balanstiquer un méchant paveton dans leur mare !
Il ne me restait plus qu’à attendre. Sûr et certain qu’ils radineraient, les frangins… Je pourrais alors rambiner le coup que je croyais décroché en leur filant le train…
J’ai attendu un bon bout de temps… Rien ne se produisait. La rue était tranquille et personne ne semblait se soucier du bar à Gérard… J’avais beau écarquiller les chasses, je ne voyais rien… Ça me semblait assez fantastique car enfin, même s’ils étaient des maniaques de la prudence, les correspondants privés de l’ancien bistrot ne pouvaient pas faire autrement que de se tuyauter…
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