— Oui, qu’est-ce qui se passe, je suis pas en règle ? Il est pas interdit de stationner quand on allume ses feux de position, non ?
Je jactais pour balpeau car le jour était levé, depuis un bout de temps déjà sans doute. Un vilain jour gris et malade.
— Il n’est pas question de ça, m’a dit le motard… A Paris vous avez chargé un type ?
Merde ! c’est pour le coup que mes fesses se mettaient à faire bravo. Les poulardins n’avaient pas perdu de temps pour retrouver ma trace. Heureusement les motards avaient mal reluqué ma frite, ou alors elle s’était modifiée un peu sous les coups de poing du gros.
— Si, j’ai dit, j’ai en effet chargé un confrère, il était en panne et…
— Oui, il vous a raconté ça, en réalité il s’agissait d’un repris de justice dangereux : un vrai tueur. Qu’est-il devenu ?
— Il m’a lâché à Avallon.
— Comment ça ?
— On s’est arrêtés pour bouffer. A la fin du repas il est sorti prendre l’air ou pisser… Il est revenu en me disant qu’un touriste le prenait en charge ; ça irait plus vite que mon vingt tonnes, naturellement.
Les deux motards ont eu l’air agacé. Ils se voyaient déjà ramenant triomphalement le gars Kaput avec félicitations de madame la marquise, tableau d’avancement, portrait dans les baveux et tout. Au lieu de ça, ceinture, l’oiseau s’était envolé…
— Un repris de justice, j’ai murmuré, ça alors, je croyais pourtant bien que c’était un collègue, ce qu’on peut se gourer sur le monde…
— Vous avez vu la voiture dans laquelle il a pris place ?
— Oui…
— Qu’est-ce que c’était ?
— Une D.S. grise…
— Ah ! oui.
— Oui…
— Vous n’auriez pas pris son numéro des fois ?
— Pour quoi faire ? S’il fallait que je note les numéros de toutes les tires que je rencontre, ça ferait un drôle de recensement. Tout ce que je peux vous dire c’est qu’elle était immatriculée 75.
— C’est déjà ça, a murmuré le premier motard.
Il a noté ce renseignement bidon sur un carnet, fallait qu’il ait le cigare décalcifié pour ne pas se souvenir d’un tuyau aussi élémentaire.
Pendant qu’il écrivait, l’autre m’a demandé :
— Qu’est-ce que vous vous êtes fait ?
J’ai porté la main à ma frime qui, effectivement, me faisait mal.
— J’ai raté mon marchepied en descendant. La nuit, vous savez, on est un peu naze.
— Vous auriez pu-vous amocher davantage, il a fait, bonne pâte.
— Et comment !
L’autre remisait son carnet noir en calant le crayon c’ans le mitan.
— Sitôt arrivé à Nice, signalez votre présence à la Mobile car il faudra enregistrer votre témoignage…
— D’ac…
— Du reste on a dû téléphoner à votre patron !
— Nom de Dieu ! j’ai hurlé, c’est un coup à me faire vider, le vieux est à cheval sur les règlements, il nous défend formellement de prendre des mecs en stop…
— Ça vous apprendra à être prudent.
Peau de vache, va !
— Je pouvais me gaffer d’un truc pareil ?
— Salut ! a coupé le péteux.
Il a eu un hochement de tronche protecteur qui ressemblait presque à un avertissement : « Toi, mon gaillard, file droit car si jamais je te biche au virage… »
Je ne voulais pas qu’ils me bichent, justement, ces carnes à roulettes !
Je prenais cette décision formelle en les regardant disparaître l’un derrière l’autre sur la route bleue, pareils à des jouets de Prisunic.
J’étais emmerdé parce que ça allait chauffer pour moi si je m’éternisais dans ce camion. D’ici peu les deux poulagas allaient aviser ma frite quelque part car on devait la diffuser à tout va, et ils allaient comprendre la mystification. Avant longtemps on reparlerait d’eux.
J’ai remis mon bahut en route et j’ai foncé comme une vache. Mais ce gros toboggan faisait du sur place. Une Jag il m’aurait fallu, et encore !
Je suis arrivé à Chagny et j’ai pris un chemin de terre avant la ville. J’ai garé le camion loin de la grand-route, derrière un bouquet d’arbres afin qu’il échappe aux recherches un bout de temps, puis je suis revenu à la route et j’ai fait du stop.
Un mec s’est arrêté, un Suisse qui bonissait pas une broque de français. Canton de Zurich il était. Je lui ai demandé de me déposer à Chalon-sur-Saône ; j’en avais classe de la route, elle commençait à devenir dangereuse pour ma petite santé.
A Chalon, je me suis acheté des fringues dans un magasin vétusté des faubourgs où on ne devait pas lire les journaux. Je ressemblais en sortant de là à un garçon de ferme endimanché, mais je m’en foutais…
Un chapeau mou, très style pagan, des lunettes de soleil vertes et je me trouvais assez modifié pour affronter la gare… J’avais du bol, dix minutes après mon arrivée dans l’édifice de la maison tunnel, un train m’emportait pour Marseille.
* * *
Le voyage s’est effectué sans incident. J’ai ronflé dans mon coin de banquette, sous les yeux bienveillants d’un vieux curé à tifs blancs. Il avait son bréviaire à la pogne, bien sûr, mais il préférait bigler le paysage.
A deux heures de l’après-midi j’étais à Marseille. A trois, je chopais le car pour Saint-Raphaël. Je me sentais bien de ma personne car j’avais eu le temps de me faire raser le cuir chez un merlan de la martiale. Dans la cité phocéenne, comme disent les journalistes sportifs qui ont un joli bagage de clichés dans le réservoir de leur stylo, on ne s’étonne pas de raser un mec ayant des cocards sur les châsses et la pommette entaillée.
Le merlan, un Grec aimable, m’avait barbifié en prenant soin de ne pas me toucher les plaies et en me parlant du match Reims-Marseille qui allait faire un drôle de cri le dimanche suivant. Je préférais ça à un autre genre de conversation. Pour lui faire plaisir je lui avais assuré que je ne doutais pas un instant de la victoire marseillaise et, du coup, il m’avait passé à l’œil un nuage de lavande de Coty.
Je suis descendu au croisement de la route de Grimaud. A cet endroit il y a un poste d’essence et j’ai pas eu de peine à dégauchir une tire allant à Saint-Tropez…
Il faisait un soleil à tout casser et la mer se forçait un peu pour ressembler à la Méditerranée des agences de tourisme. Il faisait bon vivre.
Elle ne se caillait pas le raisin, Emma. Ici elle se la coulait douce, croquant gentiment le grisbi qu’elle avait enfouillé grâce à mes conneries en attendant que l’élève à Desfourneaux me fasse ma grande toilette. Remarquez qu’elle devait se sentir un peu pâlotte depuis qu’elle savait que je m’étais donné de l’air.
J’ai filé droit au port parce que, quand on débarque dans un bled de la côte, on ne peut vraiment pas faire autrement et je me suis installé à la terrasse de chez Sénéquier. L’anglais donnait un brin ; pas l’anglais vacances-payées, l’autre, le mignon richissime pédoque en folie qui venait chasser le petit pêcheur, le moussaillon et le cireur de lates au bon soleil du Midi.
J’ai commandé un pastis avant de glisser dans du flou ; il faisait chaud, l’air sentait bon, les filles étaient chouettes, déjà loquées printanier avec du machin imprimé baroque… Seulement ça n’était pas pour mater des rondeurs que j’avais annoncé ma viande ici. Non, j’avais un autre projet plus rémunérateur.
Il me fallait de l’artiche, et pas qu’un peu si je voulais me tirer les pattes de ce merdier.
Or, de l’artiche, je ne voyais qu’une personne susceptible de m’en allonger, et cette personne c’était justement cette chère Emma.
Si je m’y prenais bien, je saurais arriver à mes fins. Je le voulais de toutes mes forces. Maintenant c’était marche ou crève que j’inscrivais à l’affiche. De la façon dont je venais d’enrichir mon pedigree, les demi-portions n’étaient plus comestibles pour un vorace de mon envergure.
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